Résumé de l'affaire

Pourvoi à l'encontre de l'arrêt de la Cour d'appel du Québec ayant infirmé un jugement de la Cour supérieure qui avait conclu à la mauvaise foi de la ville intimée et avait annulé un avis de réserve. Accueilli; l'avis de réserve est inconstitutionnel.
Rogers Communications Inc. («Rogers»), une société canadienne, offre divers services de communication sur l'ensemble du territoire canadien. Elle détient une licence de spectre qui l'autorise à exploiter ses services dans certaines gammes de fréquence. Cette licence lui impose plusieurs obligations, dont celle d'assurer une couverture de réseau adéquate dans les régions géographiques qui lui sont attribuées. À l'automne 2007, Rogers décide d'ériger un nouveau système d'antennes de radiocommunication sur le territoire de la Ville de Châteauguay («Châteauguay») afin de combler des lacunes dans son réseau de téléphonie sans fil. En vertu des pouvoirs qui lui sont conférés par la Loi sur la radiocommunication, le ministre fédéral de l'Industrie a autorisé Rogers à installer un système d'antennes sur le terrain situé au 411, boulevard Saint-Francis à Châteauguay. Invoquant le risque pour la santé et le bien-être des citoyens qui résident à proximité d'une telle installation, Châteauguay a adopté une résolution municipale autorisant la signification d'un avis d'imposition de réserve qui interdit toute construction sur le terrain en question pour une période de deux ans. Quelques jours avant son expiration, cet avis fut renouvelé pour une période additionnelle de deux ans. Rogers dépose une requête pour contester l'avis et allègue que l'avis de réserve est inconstitutionnel puisqu'il constitue un exercice de la compétence fédérale en matière de radiocommunication. Rogers estime en outre que l'avis lui serait inapplicable en raison de la doctrine de l'exclusivité des compétences, ou encore inopérant en application de la doctrine de la prépondérance fédérale.

Appliquant les principes de droit administratif, la Cour supérieure conclut à la mauvaise foi de Châteauguay et annule l'avis de réserve et son renouvellement, ainsi que les résolutions à l'appui. La Cour d'appel infirme le jugement de première instance et rejette également les arguments d'ordre constitutionnel soulevés par Rogers.

Décision

M. le juge Wagner et Mme la juge Côté, à l'opinion desquels souscrivent la juge en chef McLachlin et les juges Abella, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Brown: L'avis de réserve est ultra vires puisqu'il constitue l'exercice de la compétence fédérale en matière de radiocommunication, une compétence fédérale exclusive. L'analyse du caractère véritable de l'avis de réserve requiert l'examen tant de son objet que de ses effets. L'analyse de la preuve à cet égard n'autorise qu'une conclusion: l'objet de l'avis de réserve est d'empêcher Rogers d'installer son système d'antennes de radiocommunication sur le terrain situé au 411 Saint Francis en circonscrivant le choix de l'emplacement de ce système. La même conclusion s'impose au regard des effets juridiques et pratiques de l'avis de réserve. Même si cette mesure répondait à des préoccupations de santé soulevées par certains citoyens, il n'en demeure pas moins qu'elle usurperait l'exercice de la compétence fédérale en matière de radiocommunication. Le principe du fédéralisme coopératif n'est d'aucune assistance en l'espèce puisqu'il ne peut ni l'emporter sur le partage des compétences lui-même ni le modifier. Il ne peut être considéré comme imposant des limites à l'exercice valide d'une compétence législative. Il ne peut non plus être utilisé pour valider des mesures inconstitutionnelles.

L'avis de réserve ne jouit pas d'un double aspect. En effet, puisque le caractère véritable de l'avis de réserve est de choisir l'emplacement des infrastructures en matière de radiocommunication, il n'y a pas d'équivalence entre l'aspect fédéral, soit sa compétence en matière de radiocommunication, et les aspects provinciaux, soit la protection de la santé et du bien-être des résidents à proximité et le développement harmonieux du territoire. Reconnaître un double aspect à l'emplacement des infrastructures en matière de radiocommunication impliquerait que le fédéral et les provinces peuvent légiférer à cet égard, ce qui serait contraire au précédent établi par le Conseil privé dans Regulation and Control of Radio Communications in Canada (In re), [1932] A.C. 304, selon lequel la compétence fédérale à l'égard de l'emplacement de telles infrastructures est exclusive.

Bien que l'application de la doctrine du caractère véritable suffise pour disposer du pourvoi, l'application de la doctrine de l'exclusivité des compétences est également abordée afin de clarifier le droit. L'application de la doctrine de l'exclusivité des compétences est généralement limitée à des situations déjà traitées par les tribunaux dans le passé. Il existe un précédent donnant ouverture à l'application de cette doctrine à la présente situation soit, l'arrêt du Conseil privé Toronto (Corp. of the City of) v. Bell Telephone Co. of Canada (1904), [1905] A.C. 52, qui suggère que l'emplacement des infrastructures dans le domaine des télécommunications relève du coeur de la compétence fédérale. Par ailleurs, la preuve présentée ici milite en faveur d'une telle conclusion dans le cas du choix de l'emplacement des systèmes d'antennes de radiocommunication puisque c'est l'emplacement adéquat et précis des systèmes d'antennes qui permet d'assurer le développement ordonné et l'exploitation efficace de la radiocommunication au Canada. La détermination de l'emplacement des systèmes d'antennes est au coeur de la compétence fédérale en matière de radiocommunication et il est absolument nécessaire qu'il en soit ainsi pour que le Parlement puisse réaliser l'objet pour lequel ladite compétence lui a été attribuée.

L'avis de réserve constitue donc une atteinte grave et importante au coeur de la compétence fédérale en matière de radiocommunication. Les faits démontrent que Rogers n'était pas en mesure de satisfaire à son obligation de desservir la région géographique en cause, telle que l'exigeait sa licence de spectre. Cet avis de réserve a empêché Rogers de construire son système d'antennes sur le terrain situé au 411 Saint-Francis pour deux périodes successives de deux ans, alors qu'il n'existait aucune solution de rechange à laquelle elle aurait pu recourir à brève échéance. Ainsi, la doctrine de l'exclusivité des compétences rend inapplicable l'avis de réserve signifié à Rogers.

M. le juge Gascon: Contrairement à l'opinion exprimée par la majorité, l'avis de réserve est intra vires des pouvoirs de Châteauguay et le pourvoi doit se résoudre non pas en vertu de la doctrine du caractère véritable, mais en appliquant la doctrine de l'exclusivité des compétences.

Déterminer le caractère véritable d'une mesure législative demeure un délicat exercice de jugement qui commande d'évaluer et d'apprécier la mesure contestée dans son ensemble, en soupesant toutes ses facettes. Sans préconiser une démarche trop générale qui rendrait l'analyse du caractère véritable superficielle, l'identification de la matière sur laquelle porte la mesure requiert l'adoption d'une approche souple, adaptée à la conception moderne du fédéralisme qui permet certains chevauchements et favorise un esprit de coopération. Il est donc nécessaire de tenir compte du contexte de l'adoption de la résolution autorisant l'avis de réserve et de l'objet de l'imposition de l'avis en gardant à l'esprit la présomption relative à la validité d'une mesure provinciale ou municipale. Le contexte factuel appuie l'existence d'une autre perspective normative qui relève de la compétence provinciale. L'historique et le préambule de la résolution municipale font ressortir que Châteauguay ne s'est pas opposée à la présence d'une tour sur le 411 St-Francis simplement pour contrôler l'emplacement d'un système de radiocommunication, mais pour répondre aux préoccupations de ses résidents quant à leur santé et leur bien-être. Ces matières correspondent à une fin municipale valide et entrent dans les champs de compétence provinciaux des articles 92 (13) et 92 (16) de la Loi constitutionnelle de 1867.

Quant aux effets de l'avis de réserve, il faut distinguer son effet juridique de son effet pratique. Bien qu'en pratique, l'effet de l'avis se traduit par une interdiction pour Rogers de bâtir sa tour de radiocommunication sur le terrain situé au 411 St-Francis, son effet juridique ouvre la porte à un exercice par Châteauguay de ses pouvoirs d'expropriation, ce qui relève de sa compétence de réglementer l'aménagement de son territoire selon ses besoins et priorités. Cette vision plus nuancée des effets de l'avis s'inscrit dans une conception plus souple de la doctrine du caractère véritable qui concorde mieux avec les principes directeurs énoncés et qui favorise une conception plus juste de la matière réellement visée par l'avis.

Les effets d'une mesure municipale doivent être considérés en conjonction avec son objet. Le simple fait que la mesure municipale affecte un champ de compétence fédérale ne dit pas pourquoi le geste est entrepris. Or, la preuve retenue cerne bien cette motivation qui, du reste, apparaît dominante par rapport aux effets de la mesure. Ainsi, lorsque l'objet et les effets de la résolution sont considérés dans leur ensemble dans une analyse globale du caractère véritable, le but recherché et obtenu par l'imposition de la réserve foncière reste l'aménagement harmonieux du territoire de Châteauguay, l'apaisement des inquiétudes de ses résidents et la protection de leur santé et de leur bien-être, malgré l'existence d'un effet certain sur l'emplacement de la tour de radiocommunication de Rogers. L'adoption d'une approche semblable permet de favoriser la validité des gestes des deux ordres de gouvernements et de promouvoir des principes clés sous-tendant le partage des compétences, tels la subsidiarité et le fédéralisme coopératif.

En appliquant la doctrine de l'exclusivité des compétences, l'avis de réserve entrave néanmoins le coeur de la compétence fédérale sur les radiocommunications. Le choix ou la détermination de l'emplacement des systèmes d'antennes se situe au coeur de cette compétence. En faisant échec à l'emplacement déterminé selon le mécanisme prévu à la Loi sur la radiocommunication et à la circulaire CPC-2-0-03 — Systèmes d'antennes de radiocommunications et de radiodiffusion, l'avis de réserve empiète de façon importante sur un élément du contenu vital et essentiel de la compétence.


Dernière modification : le 30 juillet 2022 à 21 h 04 min.