Résumé de l'affaire
Pourvoi à l'encontre d'un arrêt de la Cour d'appel du Québec ayant accueilli l'appel d'un jugement de la Cour supérieure qui avait refusé d'autoriser un recours collectif. Rejeté.
Les appelantes sont des sociétés qui fabriquent la DRAM, une micropuce qui permet de stocker électroniquement l'information et de la récupérer rapidement. La DRAM est couramment utilisée dans une grande variété d'appareils électroniques. Les appelantes vendent la DRAM par l'intermédiaire d'un certain nombre de canaux de distribution à des fabricants d'équipement d'origine (les «FEO»), comme Dell Inc. Les FEO incorporent les puces dans divers produits électroniques qu'ils fabriquent, qui sont ensuite vendus soit à des intermédiaires au sein du canal de distribution, soit directement aux consommateurs finaux. Les appelantes ont reconnu leur participation à un complot international en vue de supprimer et d'éliminer la concurrence en fixant les prix de la DRAM devant être vendue à des FEO. Elles ont été condamnées aux États-Unis et en Europe à de lourdes amendes pour leur rôle respectif dans le complot.
Option consommateurs a présenté une requête devant la Cour supérieure afin d'obtenir l'autorisation d'exercer un recours collectif contre les appelantes pour recouvrer des dommages-intérêts au nom des membres du groupe touché. Le groupe est formé des acheteurs directs et indirects qui ont subi des pertes en absorbant, en tout ou en partie, la portion gonflée du prix de la DRAM vendue au Québec. Sa demande repose sur des allégations selon lesquelles les appelantes n'ont pas rempli les obligations que leur imposait la Loi sur la concurrence et que leur conduite équivalait à une faute entraînant la responsabilité civile sous le régime du Code civil du Québec (C.C.Q.). Dans sa requête pour autorisation d'exercer un recours collectif, Option consommateurs a désigné C. à titre de membre du groupe. C., une résidente de Montréal, avait acheté un ordinateur personnel équipé de DRAM par l'entremise du site Web de Dell et l'avait payé par carte de crédit. Le juge saisi de la requête a conclu que la Cour supérieure n'avait pas compétence territoriale pour entendre le recours collectif. Quoi qu'il en soit, il aurait rejeté la requête pour autorisation sur le fond, estimant que les exigences des articles 1003 b), 1003 d) et 1048 du Code de procédure civile (C.P.C.) n'avaient pas été respectées. La Cour d'appel a infirmé cette décision et accueilli la requête en autorisation d'exercer le recours collectif.
Décision
MM. les juges Lebel et Wagner: En raison des faits allégués, les tribunaux québécois ont compétence pour décider si le recours collectif devrait être autorisé sur le fondement de l'article 1003 C.P.C. L'article 3148 paragraphe 3 C.C.Q. confère compétence aux autorités québécoises dans les actions personnelles à caractère patrimonial lorsqu'«[u]ne faute a été commise au Québec, un préjudice y a été subi, un fait dommageable s'y est produit ou l'une des obligations découlant d'un contrat devait y être exécutée». Le préjudice subi au Québec constitue un facteur de rattachement indépendant: il n'est pas nécessaire que le préjudice soit lié à l'endroit où le fait dommageable a été subi ou la faute commise. De plus, le libellé clair de l'article 3148 paragraphe 3 n'empêche pas le préjudice économique de servir de facteur de rattachement, et le droit civil québécois n'interdit pas non plus l'indemnisation de la perte purement économique.
En l'espèce, le préjudice économique aurait été subi par C. — et non simplement comptabilisé — au Québec. Plus précisément, il découlerait du contrat intervenu entre elle et Dell. Bien que ce contrat ne soit pas, en fait, à l'origine de la cause d'action dans la présente affaire, qui est de nature extracontractuelle, il constitue un fait juridique établissant le lieu où le préjudice économique allégué s'est produit: la conclusion du contrat représente l'événement qui fixe le situs du préjudice matériel subi au Québec. En conséquence, le contrat s'avère pertinent pour décider si les tribunaux québécois ont compétence en l'espèce, sans égard au fait qu'aucune des appelantes n'y était partie. La perte financière de C. découlait directement de son contrat intervenu avec Dell, qui est réputé, aux termes de la Loi sur la protection du consommateur du Québec, avoir été conclu dans cette province. Le préjudice économique causé par ce contrat n'a pas simplement entraîné un effet à distance sur le patrimoine de C. au Québec, mais il a été subi au Québec lors de la conclusion du contrat dans cette province, d'où l'application de l'article 3148 paragraphe 3 C.C.Q. à la demande de cette dernière.
À l'étape de l'autorisation d'un recours collectif, le tribunal exerce un rôle de filtrage. Il doit simplement s'assurer que le requérant a réussi à satisfaire aux critères de l'article 1003 C.P.C., sans oublier le seuil d'application peu élevé que prévoit cette disposition. La procédure d'autorisation ne constitue pas un procès sur le fond. Même si la demande peut, en fait, être ultimement rejetée, le recours devrait être autorisé à suivre son cours si le requérant présente une cause défendable eu égard aux faits et au droit applicable. En l'espèce, la requête en autorisation allègue des faits suffisants pour démontrer les éléments requis à l'article 1003 C.P.C.
Option consommateurs a satisfait à la condition de la suffisance des questions communes établie à l'article 1003 a) C.P.C. Aucune différence entre les membres du groupe proposé à l'étape de l'autorisation ne porte atteinte à l'unité du groupe. Tous les membres, sans égard à leur situation personnelle, possèdent en commun l'intérêt tant de prouver l'existence d'un complot de fixation des prix que de maximiser le montant des pertes résultant de la surfacturation illégale. Les différences entre les relations des acheteurs directs avec les appelantes et celles des acheteurs indirects ne modifient en rien leur intérêt collectif à l'égard des questions de faute et de responsabilité. Toute question relative aux conflits d'intérêts peut être traitée au procès même.
En ce qui concerne l'exigence de l'article 1003 b) C.P.C. que «les faits allégués paraissent justifier les conclusions recherchées», Option consommateurs a présenté une cause défendable à l'appui de sa prétention invoquant la responsabilité extracontractuelle des appelantes. Elle s'est acquittée du fardeau relatif à la démonstration de la faute, du préjudice et du lien de causalité. Les allégations formulées dans la requête en autorisation sont suffisantes pour inférer une faute, compte tenu de la norme relativement peu exigeante s'appliquant à l'étape de l'autorisation. Bien que les allégations et la documentation à l'appui n'établissent pas explicitement l'existence d'un comportement fautif au Québec, elles mettent certainement en lumière le caractère international du complot de fixation du prix de la DRAM et le fait que le préjudice a été subi aussi à l'extérieur des États-Unis. Il n'est pas déraisonnable de conclure que des pratiques anticoncurrentielles aux États-Unis entraînant des répercussions sur de grandes entreprises multinationales et le marché de la DRAM, de portée internationale, pourraient peut-être, voire probablement, toucher les consommateurs québécois. Par ailleurs, Option consommateurs n'est pas tenue de prouver la responsabilité en vertu de l'article 45 de la Loi sur la concurrence à la présente étape du recours, en raison de la nature de la demande et de la preuve déjà présentée. Son argument fondé sur les répercussions économiques indues, reposant sur l'article 45, ne demeure pertinent que dans la mesure où un manquement au régime législatif peut entraîner une responsabilité extracontractuelle aux termes de l'article 1457 C.C.Q.
Option consommateurs s'est aussi acquittée du fardeau de démontrer que C. et les autres membres du groupe proposé ont subi un préjudice par suite du comportement anticoncurrentiel des appelantes. Le transfert des hausses de prix peut fonder un recours collectif dont les membres du groupe comprennent des acheteurs directs. Les considérations de politique juridique qui militent contre le moyen de défense fondé sur le transfert de la perte en common law devraient favoriser, en droit civil québécois, l'indemnisation de la perte transférée à un demandeur. Dans la présente affaire, il n'existe aucun risque de double indemnisation puisque les acheteurs directs et indirects seraient réunis dans un même groupe qui présenterait une seule et même réclamation collective visant une perte globale. À l'étape de l'autorisation, il n'est pas nécessaire de prouver que chaque membre du groupe a subi une perte. En outre, la norme de preuve applicable pour démontrer le transfert de la perte ne diffère pas de celle qui s'applique pour démontrer la perte globale. Le requérant doit en effet établir qu'il est possible de soutenir que des pertes ont été transférées. Compte tenu de ce seuil peu élevé, il ne faut pas s'attendre à ce que le requérant présente des témoignages d'expert et propose une méthodologie sophistiquée, ni l'exiger de sa part. À cette étape initiale, la perte globale alléguée par Option consommateurs et appuyée par les pièces suffit à cette dernière pour s'acquitter du fardeau de présenter une cause défendable. Au procès, si Option consommateurs n'est pas en mesure de démontrer comment la perte a été transférée aux acheteurs indirects ni comment elle doit être calculée, le recours collectif pourrait être rejeté à cette étape.
Pour établir le lien de causalité prévu à l'article 1457 C.C.Q., il faut démontrer que le préjudice constitue une suite directe du fait dommageable, mais, pour pouvoir obtenir réparation, le demandeur ne doit pas forcément être la victime immédiate du fait en question. À l'étape de l'autorisation, le requérant n'a qu'à démontrer qu'il est possible de soutenir que la perte était le résultat direct de l'inconduite reprochée. En l'espèce, bien que les acheteurs indirects puissent être des victimes par ricochet, le préjudice qu'ils allèguent avoir subi représentait le résultat direct du comportement anticoncurrentiel des appelantes.
Enfin, pour ce qui est de l'exigence d'une représentation adéquate, il serait contraire à l'esprit de l'alinéa 1003 d) C.P.C. de refuser l'autorisation au groupe proposé d'acheteurs de DRAM sur le fondement d'un éventuel conflit d'intérêts entre les membres du groupe. Le dossier n'indique pas qu'Option consommateurs et C. ont intenté le recours et le mènent d'une manière malhonnête ou qu'elles ont omis de divulguer des faits importants qui révéleraient un conflit avec d'autres membres. En outre, les membres du groupe partagent manifestement l'intérêt commun d'établir la perte globale du groupe et d'en maximiser le montant. À l'instar de l'article 1003, l'article 1048 C.P.C. joue le rôle d'un gardien conciliant. Lorsqu'une personne morale demande à représenter le groupe, l'article 1048 exige qu'elle remplisse un mandat qui soit lié, non pas à l'intérêt de tous les membres du groupe, mais simplement à celui de l'un de ses membres. Puisque C. est membre d'Option consommateurs et du groupe proposé, l'article 1048 n'interdit pas à Option consommateurs de représenter en l'espèce les intérêts des membres.