Résumé de l'affaire
Appel d'un jugement de la Cour supérieure ayant accueilli les requêtes en irrecevabilité des intimés. Rejeté, avec dissidence.
En juin 2007, l'appelante a intenté une action contre le prêtre et l'archevêque intimés, alléguant avoir été victime d'attouchements et d'abus sexuel à la fin des années 1970, alors qu'elle était âgée de six à huit ans. En 1981, elle a fait part à ses parents des gestes du prêtre, et ceux-ci ont alors tenté de le faire avouer, ont rencontré un autre curé et se sont rendus par la suite au diocèse. Les parents ont reçu le conseil de ne pas ébruiter l'affaire, qui serait réglée à l'interne. L'appelante affirme que ce n'est qu'en 2006 qu'elle a pris conscience de l'existence d'un lien de causalité entre les agressions et ses séquelles psychologiques. Les intimés se sont opposés à la recevabilité de cette action au motif de prescription extinctive. L'appelante a invoqué la suspension de la prescription, prétendant avoir été dans l'impossibilité d'agir avant. Le juge de première instance a conclu que l'appelante n'a jamais été sous l'emprise psychologique de son présumé agresseur et que les allégations de sa requête ne lui permettent pas d'invoquer l'impossibilité d'agir.

 

Décision

M. le juge Morin, à l'opinion duquel souscrit le juge Vézina: Il ne faut pas confondre le point de départ de la prescription et la notion de suspension de la prescription. Les problèmes psychologiques de l'appelante ont commencé à se manifester dès juillet 1981, et c'est à ce moment que la prescription a commencé à courir. Il reste à savoir si la prescription a été suspendue. Le juge de première instance a commis une erreur en cantonnant la notion d'impossibilité d'agir à la crainte. Celle-ci n'est pas la seule cause pouvant expliquer l'impossibilité d'agir d'une partie. Comme les faits reprochés remontent en 1981, ce sont les règles du Code civil du Bas Canada (C.C.) qui s'appliquent. En vertu des articles 2232, 2261 paragraphe 2 et 2269 C.C., la prescription d'un recours pour dommages résultant d'un délit ou d'un quasi-délit courrait contre tous, même les mineurs. Selon ces articles, il n'y a suspension du recours de l'enfant mineur que lorsque la personne qui peut le représenter est elle-même dans l'impossibilité absolue d'agir. L'incapacité juridique du mineur ne doit pas s'entendre comme une cause de suspension automatique de la prescription, selon l'article 2269 C.C. Ainsi, tant que l'appelante était incapable d'agir par elle-même, c'est l'impossibilité d'agir des parents qu'il faut apprécier pour déterminer si la prescription du recours a été suspendue. La requête de l'appelante ne contient aucune allégation évoquant l'impossibilité d'agir de ses parents. Toutefois, ceux-ci avaient connaissance des fautes du prêtre intimé puisque l'appelante leur avait rapporté ce qui lui était arrivé. Ils ont consulté un travailleur social et un médecin quelques mois après l'agression pour des problèmes de comportement de l'appelante. La question des agressions n'a toutefois pas été abordée lors de ces consultations, mais les parents étaient en mesure de reconnaître le lien de causalité entre la faute et le préjudice subi par leur enfant. Il est vrai que le représentant de l'archevêque a invité les parents à ne pas agir et que ceux-ci ne souhaitaient pas remettre en cause l'autorité ecclésiastique. Il ne s'agit cependant pas d'un cas où les parents ignoraient les faits générateurs du droit d'action. Ils connaissaient l'identité de l'auteur des fautes, et le représentant de l'archevêque ne les a pas induits en erreur. Les parents n'étaient donc pas dans l'impossibilité d'agir et le recours de l'appelante est prescrit depuis 1983.

M. le juge Chamberland, dissident: La prudence s'impose avant de mettre fin prématurément à un recours, d'autant plus lorsque la question à trancher a trait à la prescription, à la détermination du jour à partir duquel elle court et à la suspension de celle-ci, ce qui repose souvent sur l'appréciation des faits propres à chaque affaire. Le délai de prescription ne peut pas commencer à courir avant le jour où, pour la première fois, le détenteur du droit pouvait raisonnablement connaître les trois éléments nécessaires à l'exercice de son recours (la faute, le préjudice et le lien de causalité). L'appelante allègue n'avoir pris conscience de l'ampleur des événements et de tous les désagréments dont elle était victime que pendant l'été 2006. Tenant pour avérés les faits allégués, c'est à ce moment que sa cause d'action s'est cristallisée et que le délai de prescription a commencé à courir. La prescription ne peut courir tant que la cause d'action ne s'est pas cristallisée. Il est vrai que, en vertu de l'article 2261 paragraphe 2 C.C., la prescription courait contre les mineurs et contre leur tuteur ou curateur. Toutefois, la requête et les pièces ne démontrent pas que les parents ont compris que les gestes reprochés avaient causé un préjudice à leur fille ou qu'ils étaient en mesure d'établir un lien de causalité entre la faute de l'intimé et le comportement de cette dernière. La question des agressions n'a pas été abordée lors des consultations en 1981 et 1982, et le père croyait que sa fille était «attaquée des nerfs». Dans ce contexte, la prudence commande d'entendre les témoignages avant de conclure que les parents avaient conscience, dès cette époque, du préjudice causé à leur fille et du lien de causalité.


Dernière modification : le 10 août 2022 à 12 h 56 min.