Résumé de l'affaire
Pourvoi à l'encontre d'un jugement de la Cour d'appel du Québec ayant accueilli un recours collectif et condamné l'appelant à payer 1 750 $ à chaque membre à titre de dommages compensatoires et 200 000 $ à titre de dommages exemplaires. Rejeté.
Les employés syndiqués d'un centre hospitalier pour déficients mentaux ont pris part à des grèves illégales. Le curateur public, au nom des bénéficiaires hospitalisés lors des grèves, a exercé un recours collectif contre les appelants. Le juge de première instance a décidé que les appelants avaient commis une faute civile en déclenchant ou en encourageant les grèves illégales, ou encore en y participant, et que les bénéficiaires avaient subi un préjudice. Après un examen exhaustif de la preuve, le juge a conclu que la représentante du groupe visé par le recours collectif possédait la capacité nécessaire pour subir un préjudice moral et qu'elle avait souffert d'inconfort. Quant aux autres membres du groupe, le juge a noté que la preuve démontrait qu'ils avaient subi sensiblement le même préjudice que la représentante du groupe. Le juge a alors condamné les appelants à verser 1 750 $, à titre de dommages compensatoires, à chaque membre du groupe visé par le recours collectif, à l'exception des bénéficiaires de l'unité de transition et de l'unité médico-chirurgicale. Il a toutefois refusé d'accorder des dommages exemplaires en vertu du second alinéa de l'article 49 de la Charte des droits et libertés de la personne puisque, à son avis, la nature du préjudice ne donnait pas ouverture à ce redressement. La Cour d'appel a confirmé la décision du premier juge relativement aux dommages compensatoires. Elle a cependant condamné les appelants, solidairement, à verser aux bénéficiaires 200 000 $ à titre de dommages exemplaires. La Cour, à la majorité, a conclu que les appelants avaient porté atteinte de façon illicite aux droits à l'intégrité et à la dignité que les articles 1 et 4 de la charte garantissent aux bénéficiaires et que cette atteinte était intentionnelle au sens du second alinéa de l'article 49.

Décision
Mme la juge L'Heureux-Dubé:

1) Règles de preuve en matière de recours collectif
Les dispositions du Livre neuvième (art. 999 à 1052) du Code de procédure civile relatives aux recours collectifs n'ont pas modifié les règles de preuve en matière civile au Québec. Comme les autres règles de preuve, la preuve par présomptions de fait, à condition qu'elles soient suffisamment graves, précises et concordantes, est donc applicable à ce genre de recours. L'article 1241 du Code civil du Bas Canada (C.C.) ne modifie pas non plus les règles de preuve en matière de recours collectif. Cette disposition n'a trait qu'à la conséquence du jugement sur le recours collectif au niveau de la présomption de la chose jugée. En l'espèce, il est faux de prétendre que le juge de première instance s'est autorisé des dispositions législatives applicables en matière de recours collectif pour créer une présomption légale de similarité quant au préjudice moral subi par les bénéficiaires. Il a plutôt recherché un élément de dommage commun à tous, et ce n'est qu'après avoir revu l'ensemble de la preuve qu'il a trouvé suffisamment d'éléments pour en inférer qu'il existait des présomptions graves, précises et concordantes selon lesquelles tous les bénéficiaires avaient au moins souffert d'inconfort. En plus de s'appuyer sur des présomptions de fait, il a également tenu compte de l'ensemble de la preuve, y compris des témoignages, incluant ceux d'experts, pour en arriver à la conclusion que tous les éléments de la responsabilité civile (faute, préjudice et lien de causalité) avaient été démontrés par prépondérance de preuve. Puisque le juge de première instance n'a pas commis d'erreur de droit ni d'erreur dans les conclusions qu'il a tirées de la preuve, la Cour d'appel a eu raison de ne pas intervenir.
2) Le préjudice moral
Le droit civil québécois appuie la conception voulant que le droit à la compensation du préjudice moral ne soit pas conditionnel à la capacité de la victime de profiter ou de bénéficier de la compensation pécuniaire. Cette caractérisation objective du préjudice moral s'accorde mieux avec les principes fondamentaux de la responsabilité civile que la conception subjective. Au Québec, la principale fonction du régime de responsabilité civile est de compenser le préjudice. Cet objectif commande l'indemnisation de la perte subie en raison du comportement fautif, peu importe que la victime soit en mesure de profiter des joies substituées. Pour caractériser la nature du préjudice moral aux fins de l'indemnisation, la conception purement subjective n'a donc pas sa place en droit civil puisque les dommages sont recouvrables, non pas parce que la victime pourra en bénéficier, mais plutôt en raison même de l'existence d'un préjudice moral. L'état ou la capacité de perception de la victime ne sont pas pertinents quant au droit à la compensation du préjudice moral.

En ce qui a trait à l'évaluation du préjudice moral, bien que l'approche fonctionnelle ne s'applique pas en droit civil québécois pour déterminer le droit à des dommages moraux, elle est néanmoins pertinente, de concert avec les approches conceptuelle et personnelle. En droit civil québécois, ces trois méthodes de calcul de la somme nécessaire pour compenser le préjudice moral s'appliquent conjointement, favorisant ainsi l'évaluation personnalisée du préjudice. Au niveau du calcul de l'indemnité, la décision du juge de première instance était bien fondée. Il a tenu compte d'une série de facteurs qui relèvent à la fois des méthodes conceptuelle, personnelle et fonctionnelle, et le montant des dommages moraux qu'il a accordés résulte d'une appréciation méticuleuse de la preuve. Puisque les appelants n'ont pas démontré d'erreur à cet égard, c'est donc à bon droit que la Cour d'appel n'est pas intervenue pour modifier le jugement de première instance quant à ce chef de dommages.

3) Dommages exemplaires en vertu de la charte
Le préjudice d'inconfort temporaire, qualifié de «détresse psychologique mineure» par le juge de première instance, subi par les bénéficiaires du centre hospitalier ne constitue pas une atteinte au droit à l'intégrité de la personne garanti à l'article 1 de la charte. Le sens courant du mot «intégrité» laisse entendre que l'atteinte à ce droit doit laisser des marques, des séquelles qui, sans nécessairement être physiques ou permanentes, dépassent un certain seuil. L'atteinte doit affecter de façon plus que passagère l'équilibre physique, psychologique ou émotif de la victime. Or, la preuve n'indique pas en l'espèce que les bénéficiaires ont subi un préjudice permanent donnant lieu à des séquelles d'ordre psychologique ou médical.

Cependant, l'inconfort souffert par les bénéficiaires, bien que provisoire, constitue une atteinte à la sauvegarde de leur dignité en dépit du fait que ces patients pouvaient ne pas avoir de sentiment de pudeur. Le droit à la sauvegarde de la dignité de la personne garanti à l'article 4 de la charte vise les atteintes aux attributs fondamentaux de l'être humain qui contreviennent au respect auquel toute personne a droit. Contrairement au concept d'intégrité, le droit à la dignité de la personne n'exige pas l'existence de conséquences définitives pour conclure qu'il y a eu violation. Quant à la situation des déficients mentaux, la nature des soins qui leur sont normalement prodigués revêt une importance fondamentale. La faible conscience que certains bénéficiaires avaient de leur environnement peut sans doute influer sur la conception qu'eux-mêmes se font de la dignité mais, en présence d'un document comme la charte, il est plus important de s'attarder à une appréciation objective de la dignité et de ses exigences quant aux soins et aux services requis. Les nombreux et divers inconvénients auxquels les grèves illégales ont donné lieu non seulement constituaient un préjudice moral sous le régime général de responsabilité civile, mais aussi portaient atteinte au droit garanti par l'article 4 de la charte.

Le second alinéa de l'article 49 de la charte prévoit que, en cas d'atteinte illicite et intentionnelle à un droit reconnu par la charte, un tribunal peut condamner son auteur à des dommages exemplaires. Il y a une atteinte illicite à un droit protégé par la charte lorsque la violation de ce droit résulte d'un comportement fautif. Un comportement sera qualifié de fautif si son auteur transgresse une norme de conduite jugée raisonnable dans les circonstances selon le droit commun ou, comme c'est le cas pour certains droits protégés, une norme dictée par la charte elle-même. Pour qu'une atteinte illicite soit qualifiée d'intentionnelle, il faut que le résultat du comportement fautif soit voulu. Il y a donc atteinte illicite et intentionnelle au sens du second alinéa de l'article 49 lorsque l'auteur de l'atteinte illicite a un état d'esprit qui dénote un désir, une volonté de causer les conséquences de sa conduite fautive ou encore s'il agit en toute connaissance des conséquences, immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables, que cette conduite engendrera. Ce critère est moins strict que l'intention particulière mais dépasse la simple négligence. En plus d'être conforme au libellé de l'article 49, cette interprétation de la notion d'«atteinte illicite et intentionnelle» est fidèle à la fonction préventive et dissuasive des dommages exemplaires, qui suggère que seuls les comportements dont les conséquences sont voulues ou connues par l'auteur de l'atteinte illicite, et donc susceptibles d'être évitées, soient sanctionnés par l'attribution de tels dommages. En l'espèce, la Cour d'appel a correctement conclu que l'atteinte au droit à la dignité de la personne est «illicite» puisque le préjudice souffert par les bénéficiaires a été causé par un comportement fautif au sens de l'article 1053 C.C., et «intentionnelle» parce que l'auteur désirait les conséquences de son comportement fautif. Les appelants ont cautionné les grèves illégales et, selon l'ensemble de la preuve, les ont vraisemblablement orchestrées et encouragées. Les pressions que les appelants désiraient exercer sur l'employeur passaient inévitablement par la perturbation des services et des soins normalement assurés aux bénéficiaires du centre hospitalier et, nécessairement, par une atteinte voulue à leur dignité.

Même en présence d'une atteinte illicite et intentionnelle, l'attribution et le montant des dommages exemplaires demeurent discrétionnaires. Cette discrétion n'est toutefois pas absolue. Elle est assujettie à divers facteurs élaborés par la jurisprudence et maintenant codifiés à l'article 1621 du Code civil du Québec. En l'espèce, la décision de la Cour d'appel d'accorder des dommages exemplaires est conforme aux critères établis. Quant au calcul du montant approprié, puisque la Cour d'appel n'a commis aucune erreur de principe, le quantum de la condamnation solidaire relatif aux dommages exemplaires doit être maintenu. La fonction punitive et dissuasive des dommages exemplaires n'empêche pas les appelants d'être condamnés solidairement à les payer.


Dernière modification : le 10 août 2022 à 13 h 07 min.