Résumé de l'affaire

Pourvoi à l'encontre d'une décision de la Cour d'appel de l'Alberta ayant infirmé un jugement qui avait accueilli une demande de contrôle judiciaire d'une décision de l'Alberta Labour Relations Board. Accueilli, avec dissidence.
Fastfrate est une entreprise d'expédition de marchandises qui a des succursales partout au Canada, notamment celle de Calgary. Dans chaque succursale, avec l'aide de ses propres employés au terminal et principalement ses propres conducteurs et camions, Fastfrate ramasse et regroupe les marchandises dans la province d'où elles sont expédiées et dégroupe et livre les marchandises provenant d'une autre province. Ni les employés ni le matériel de Fastfrate ne franchissent les frontières provinciales. Fastfrate confie le transport interprovincial des marchandises à des sociétés de camionnage et de chemin de fer, et sauf dans un seul cas inhabituel, ses employés ne contribuent aucunement à l'exploitation du réseau de transport de ces sociétés. Fastfrate possède une structure organisationnelle nationale intégrée. Son bureau principal est situé en Ontario et trois vice-présidents régionaux supervisent plusieurs succursales locales un peu partout au Canada, chacune de ces succursales ayant un directeur responsable de la gestion quotidienne de l'établissement. Les employés des succursales font directement affaire avec les expéditeurs et les destinataires et gèrent leurs propres comptes clients, mais les décisions concernant les tarifs, l'acquisition des éléments d'actif et les autres questions de rentabilité sont prises au niveau régional ou national.

Le syndicat représentant les employés de Fastfrate à Calgary a demandé à l'Alberta Labour Relations Board («commission») un jugement déclaratoire relativement à la question de savoir si les relations de travail de la succursale de Fastfrate à Calgary sont assujetties à la réglementation provinciale ou fédérale. Cette demande donnait suite à une demande présentée précédemment par un autre syndicat en vue d'obtenir du Conseil canadien des relations industrielles l'accréditation comme unité de négociation régionale pour les employés de Fastfrate en Alberta, en Saskatchewan et au Manitoba. La commission a conclu que la succursale de Fastfrate à Calgary relevait de la compétence fédérale parce qu'elle faisait partie d'une entreprise unique et indivisible de transport interprovincial de marchandises. Le juge chargé du contrôle a annulé la décision de la commission et a confirmé l'ordonnance d'accréditation provinciale en vigueur, statuant qu'en l'absence d'une participation active au transport interprovincial des marchandises, il n'y avait pas «de raisons suffisantes d'écarter la présomption dominante de compétence provinciale en matière de relations de travail». Par une décision à la majorité, la Cour d'appel a rétabli la décision de la commission.

Décision

M. le juge Rothstein, à l'opinion duquel souscrivent les juges LeBel, Deschamps, Abella, Charron et Cromwell: Les employés de la succursale de Fastfrate à Calgary relèvent de la compétence provinciale. La question de savoir si une entreprise, un service ou une affaire relève de la compétence fédérale dépend de la nature de ses activités. Une entreprise qui fournit des services de regroupement et de dégroupement ainsi que des services locaux de ramassage et de livraison ne devient pas une entreprise interprovinciale simplement en raison d'une structure organisationnelle nationale intégrée et des contrats qu'elle conclut avec des tiers transporteurs interprovinciaux. Les activités de Fastfrate sont entièrement intraprovinciales. Ni les employés de Fastfrate, ni son matériel, ne participent au transport interprovincial. L'article 92 paragraphe 10 a) de la Loi constitutionnelle de 1867 et la jurisprudence portant sur l'interprétation de cette disposition n'envisagent pas la possibilité qu'une simple relation contractuelle entre un expéditeur et un transporteur interprovincial transforme Fastfrate en une entreprise reliant les provinces ou s'étendant au-delà des limites de la province. Ce sont plutôt les transporteurs assurant le transport effectif des marchandises entre les provinces qui sont des travaux ou des entreprises de transport de compétence fédérale. Rien n'indique que la sous-traitance à elle seule permette d'assujettir une entreprise intraprovinciale à la compétence fédérale. La réalité opérationnelle de Fastfrate veut qu'elle dépende des tiers transporteurs interprovinciaux pour exercer ses activités. Fastfrate demeure un expéditeur. Sa présence sur les lieux d'origine et de destination des envois signifie peut-être qu'elle peut fournir un service complet à ses clients, mais cela ne change rien au fait qu'elle n'est qu'un expéditeur qui fait affaire avec une société interprovinciale de chemin de fer ou de transport par camion. [3] [61] [69] [70] [72] [75]

La compétence conférée aux provinces par l'article 92 paragraphe 13 sur la «propriété et les droits civils» dans les provinces s'étend aux relations de travail. Par dérogation à ce principe, le Parlement peut faire valoir une compétence exclusive dans ces domaines s'il est établi que cette compétence est partie intégrante de sa compétence principale sur un autre sujet. L'article 92 paragraphe 10 a) prévoit une telle exception fédérale à la compétence provinciale en matière de «travaux et entreprises d'une nature locale» en accordant au gouvernement fédéral la compétence en matière de «[l]ignes de bateau à vapeur ou autres bâtiments, chemins de fer, canaux, télégraphes et autres travaux et entreprises reliant la province à une autre ou à d'autres provinces, ou s'étendant au-delà des limites de la province». Toutefois, compte tenu du contexte historique de l'article 92 paragraphe 10 et de l'objectif qui le sous-tend, il faut respecter le choix de la diversité du pouvoir de réglementation en matière de travaux et d'entreprises si aucune raison ne justifie l'application de la compétence exceptionnelle du fédéral. [27-28] [35] [39]

En l'espèce, il n'y a aucune raison convaincante d'écarter la règle générale selon laquelle les travaux et entreprises sont assujettis à la réglementation des provinces. L'article 92 paragraphe 10 a) vise essentiellement les travaux et entreprises de transport et de communication grâce aux exemples des «[l]ignes de bateaux à vapeur ou autres bâtiments, chemins de fer, canaux, télégraphes». L'élément commun des travaux et entreprises de transport énumérés à l'article 92 paragraphe 10 a) est le transport interprovincial de marchandises ou de personnes. Les exemples donnés sont tous des moyens de transport ou des moyens de faciliter le transport. On n'y trouve aucune mention, ou inférence, que les tiers liés par contrat aux moyens de transport relèvent de la compétence fédérale. Les catégories de travaux et d'entreprises envisagés à l'article 92 paragraphe 10 a) et «reliant la province à une autre ou à d'autres provinces, ou s'étendant au-delà des limites de la province» sont celles qui relient physiquement les provinces grâce au transport, et non celles qui les relient théoriquement par contrat. La clause omnibus «autres travaux et entreprises» doit être interprétée, selon la règle ejusdem generis, en fonction des exemples précis qui la précèdent. Pour relever de la compétence fédérale, une entreprise de transport doit elle-même effectuer ou faciliter le transport entre les provinces. Il faut confirmer le courant jurisprudentiel voulant que les transitaires qui ne participent pas eux-mêmes au transport interprovincial des marchandises et qui concluent simplement des contrats avec les transporteurs interprovinciaux relèvent de la compétence provinciale. [3] [42-44] [48]

Enfin, aux termes de l'article 92 paragraphe 10 a), il y a une différence entre le contexte des communications et celui du transport. Les entreprises de communication peuvent assurer et fournir des services de communication internationaux et interprovinciaux à partir d'un point fixe alors que le transport, par définition, suppose que l'on traverse un territoire donné afin de déplacer des marchandises, des personnes et du matériel de transport. Dans le contexte du transport, il est impossible pour une entreprise de fournir un service de transport interprovincial si elle n'assure pas elle-même ce service. Une entreprise peut agir comme intermédiaire entre les transporteurs interprovinciaux et les clients qui veulent avoir accès à ces transporteurs à un prix réduit. Cela ne signifie pas qu'une telle entreprise devient l'exploitant et le fournisseur des services de transport interprovincial. L'objectif de la prévisibilité dans le contexte de l'expédition de marchandises suggère fortement que l'industrie devrait être considérée dans sa globalité et que la jurisprudence antérieure portant sur l'industrie devrait être respectée. [60-61] [65] [67]

M. le juge Binnie, dissident, à l'opinion duquel souscrivent la juge en chef McLachlin et le juge Fish: Fastfrate est une entreprise de transport interprovincial et ses relations de travail doivent être assujetties à la réglementation fédérale. À une époque où il est courant de sous-traiter certains éléments d'un service, les modalités selon lesquelles une véritable entreprise de transport interprovincial «s'engage» à transporter les marchandises de ses clients d'une partie du Canada à une autre ne devraient pas permettre de soustraire cette entreprise à la compétence fédérale. Une réglementation provinciale disparate est antithétique à l'exploitation cohérente d'un service national de transport unique, fonctionnellement intégré et indivisible. [83-84] [118]

Pour être qualifiée d'entreprise de transport interprovincial, il n'est pas nécessaire qu'une entité assure elle-même le transport au-delà des limites d'une province. La question de savoir si une entreprise, un service ou une affaire relève de la compétence fédérale dépend de la nature de l'exploitation. En l'espèce, Fastfrate est bien plus qu'un simple expéditeur. Elle offre un service interprovincial interconsommateurs. Elle s'occupe de la livraison dans la province d'origine et dans la province de destination. Une entreprise qui offre un service interprovincial ne constitue pas moins une entreprise interprovinciale du fait qu'une partie de la prestation de ses services est donnée en sous-traitance à des fournisseurs de services indépendants. [85] [99] [106] [113]

L'interprétation du partage des compétences législatives et de leur articulation doit être évolutive et adaptée aux réalités politiques et culturelles changeantes de la société canadienne. Bien que le partage des compétences ne change pas avec le temps, l'agencement des pouvoirs législatif et exécutif prévu dans la Loi constitutionnelle de 1867 doit être appliqué en fonction des réalités du monde des affaires de Occurence précédente2009Occurence suivante et non être figé en 1867. Les hommes d'État de 1867 ne reconnaîtraient pas le contexte économique actuel du Canada. Il ne faut pas s'attendre à ce qu'un homme porte le manteau qui lui allait quand il était enfant. Le modèle du manteau qu'il porte maintenant n'a pas changé, mais les manches sont plus longues, le buste plus large, et la chaîne et la trame du tissu sont plus élaborées, plus complexes. [89-90]

Si l'on s'en tient à une méthode d'interprétation constitutionnelle téléologique, ce n'est pas la façon dont était perçu le domaine du transport en 1867 qui importe mais plutôt la façon de rattacher aujourd'hui le niveau de réglementation (fédéral, provincial ou territorial) approprié à la nature et à la portée de l'entreprise. La Constitution ne confère nullement aux provinces une compétence générale en matière de «travaux et entreprises». L'article 92 paragraphe 10 accorde aux provinces uniquement la compétence en matière de travaux et entreprises d'une nature locale. Dans la mesure où ces travaux et entreprises de nature locale relient la province «à une autre ou à d'autres provinces, ou s'étend[e]nt au-delà des limites de la province», ils sont, aujourd'hui comme en 1867, assujettis à la réglementation fédérale en vertu de l'article 91 paragraphe 29. En donnant une partie de ses activités de transport en sous-traitance, Fastfrate n'échappe pas à la compétence fédérale. [84] [90] [96]

En outre, même si la technologie peut varier d'un secteur industriel à l'autre, le critère juridique pour déterminer ce qui constitue une entreprise interprovinciale en vertu de l'article 92 paragraphe 10 a) est le même pour les entreprises de communication que pour les entreprises de transport. Il n'y a pas lieu d'établir une distinction à cet égard, et notre jurisprudence n'en a encore établi aucune. Le critère énoncé dans les affaires relatives à l'article 92 paragraphe 10 a) est un critère fonctionnel exigeant que le tribunal se concentre sur la nature — locale ou interprovinciale — des services de transport que Fastfrate s'engage à fournir à ses clients. L'issue ne dépend pas de la question de savoir si, dans l'exécution de ses contrats de transport interprovincial, Fastfrate conclut ou non des contrats avec une autre société pour assurer le transport des marchandises au-delà des frontières provinciales ou nationales. Le critère que propose la majorité met l'accent sur les moyens par lesquels l'entreprise est exploitée plutôt que sur le service interprovincial qu'elle offre à ses clients. [85-86] [104] [107]

En l'espèce, il est évident que Fastfrate est exploitée à titre d'entreprise unique et on ne pourrait séparer le service local du service interprovincial sans dénaturer l'entreprise qu'est Fastfrate dans son état actuel. Bien que Fastfrate ait tenté de qualifier ses terminaux provinciaux de terminaux relativement indépendants et autonomes, le fait demeure qu'un terminal de Fastfrate qui se trouve au point d'origine de l'envoi doit être fonctionnellement intégré aux activités du terminal au point de destination afin d'assurer le service de ramassage et de livraison. Il ne s'agit pas ici d'une entreprise qui se trouve simplement présente dans chacune des provinces avec une exploitation indépendante. Au contraire, chaque terminal de Fastfrate dépend des terminaux apparentés; le service offert dépend de l'intégration fonctionnelle dans le respect de l'engagement contractuel interprovincial de Fastfrate envers ses clients. [116-117]


Dernière modification : le 16 août 2022 à 12 h 35 min.