Résumé de l'affaire
Pourvois à l'encontre d'un jugement de la Cour d'appel du Québec ayant renversé un jugement de la Cour supérieure qui avait condamné l'intimée Commission hydroélectrique du Québec à payer 8 438 674 $ à la Banque appelante. Accueillis en partie (6 438 674 $).
En mai 1977, Hydro-Québec a fait un appel d'offres pour la construction et l'aménagement d'un poste. Plusieurs documents ont alors été mis à la disposition des soumissionnaires, dont un rapport géotechnique préparé par une firme d'experts et remis à Hydro-Québec en 1974. Quelques jours plus tard, celle-ci a confié les travaux de terrassement, d'excavation et de construction à un entrepreneur, les intimées Bail ltée et Sotrim ltée, pour un prix forfaitaire. À son tour, l'entrepreneur a confié une partie des travaux à un sous-traitant. Dès le début, le sous-traitant s'est plaint des mauvaises conditions du sol. Des experts envoyés par Hydro-Québec sur le chantier ont confirmé par lettre les assertions du sous-traitant et ont proposé comme solution de rehausser le niveau du poste. À la fin août, Hydro-Québec a accepté cette proposition et a consenti à modifier ses plans au moyen d'un avenant. Le sous-traitant était toutefois en désaccord avec l'entrepreneur au sujet du mode de calcul du paiement des nouveaux travaux prévus à l'avenant. La lettre des experts de même que leur nouveau rapport géotechnique reçu par Hydro-Québec en septembre n'ont été communiqués ni à l'entrepreneur ni au sous-traitant. Ce dernier a continué à éprouver des difficultés dans l'exécution des travaux et de nouvelles mesures correctives ont été adoptées. Hydro-Québec a approuvé notamment l'utilisation de pointes filtrantes pour assécher le sol, mais ce n'est qu'après que l'entrepreneur eut renoncé à toute réclamation contre elle qu'Hydro-Québec a consenti à supporter les coûts de cette importante modification. L'entrepreneur a obtenu la même quittance de la part du sous-traitant. Dans les deux cas, les quittances ont été données sous réserve du désaccord entourant l'avenant. À la fin des travaux, seul le montant relatif à l'avenant est demeuré en litige. En 1980, le sous-traitant a été mis en faillite et l'appelante, la Banque de Montréal, cessionnaire des créances du sous-traitant, invoquant l'avenant, a intenté une action en responsabilité contractuelle contre l'entrepreneur et sa caution, Travelers du Canada. L'entrepreneur a appelé Hydro-Québec en garantie, à titre de maître de l'ouvrage. En 1983, le sous-traitant a reçu d'une source anonyme une copie de l'un des plans annexés au rapport géotechnique de 1977, lequel lui aurait permis de se rendre compte d'une erreur sur l'endroit précis des travaux, ce qui pourrait expliquer ses déboires. La Banque a alors intenté une action en responsabilité délictuelle contre Hydro-Québec, l'action en responsabilité contractuelle contre l'entrepreneur devenant subsidiaire. Ayant constaté que les documents remis avec l'appel d'offres ne permettaient pas à l'entrepreneur et au sous-traitant de prévoir les difficultés d'exécution des travaux, la Cour supérieure a accueilli l'action délictuelle de la Banque contre Hydro-Québec. Elle a également constaté que le concept décrit à l'appel d'offres et dans ces documents était erroné et irréalisable tel qu'il avait été conçu, ce dont Hydro-Québec était au courant dès la période des soumissions. Celle-ci savait que des modifications importantes seraient nécessaires. La Cour étant d'avis que la non-divulgation des informations obtenues en 1977 a joué un rôle crucial dans la déconfiture du sous-traitant et l'avait empêché de demander une renégociation de contrat, elle conclut qu'Hydro-Québec a agi d'une manière dolosive et accorde à la Banque 6 438 674 $ en dommages-intérêts, ainsi que 2 000 000 $ pour la ruine du sous-traitant, mais sans l'indemnité additionnelle prévue à l'article 1056c C.C. De plus, le contrat principal liant Hydro-Québec à l'entrepreneur, le contrat de sous-traitance liant l'entrepreneur au sous-traitant ainsi que les renonciations ont été annulés. Le recours contractuel de la Banque contre l'entrepreneur ainsi que le recours en garantie de l'entrepreneur contre Hydro-Québec ont été rejetés. Hydro-Québec, l'entrepreneur et la Banque ont interjeté appel de cette décision. La Cour d'appel a débouté la Banque de son action et a rejeté les autres pourvois. Elle conclut qu'Hydro-Québec n'avait pas connaissance des erreurs possibles contenues dans le rapport de 1974 et dans les documents d'appel d'offres au moment de la conclusion des contrats et qu'elle n'avait pas l'obligation de divulguer le rapport de 1977 à l'entrepreneur puisque les modifications prévues à l'avenant avaient déjà été ordonnées et que ce rapport n'apportait rien de nouveau.
Décision
M. le juge Gonthier: L'intervention de la Cour d'appel pour renverser le jugement de la Cour supérieure n'était pas justifiée. Lorsqu'une cour d'appel est d'avis que le juge de première instance a tiré des conclusions erronées de la preuve, il lui faut bien fonder sa décision, car elle s'inscrit alors contre les résultats d'une observation directe des témoignages. Il ne suffit pas à la Cour d'appel de marquer son désaccord avec le juge de première instance, il faut également qu'elle le motive. En l'espèce, la Cour d'appel s'est écartée à plusieurs reprises des conclusions du juge de première instance sur les questions principales du litige, de même que sur d'autres questions d'importance moindre, touchant l'appréciation des faits et la crédibilité des témoins. La Cour n'a pas expliqué en quoi le juge de première instance se serait mépris lorsqu'il a évalué la preuve devant lui et, en particulier, elle n'a avancé aucune raison pour laquelle les conclusions du premier juge quant à la crédibilité, qui sont au coeur de son pouvoir souverain, auraient été manifestement erronées. En l'absence d'explication, on doit alors conclure que la Cour d'appel n'était tout simplement pas d'accord avec l'appréciation des faits du tribunal d'instance inférieure et qu'elle y a substitué sa propre interprétation. Le jugement de première instance ne souffre d'aucune erreur manifeste dans l'appréciation de la preuve et est également fondé en droit. Un manquement à une obligation contractuelle, en tant que fait juridique, peut constituer la base d'une action en responsabilité délictuelle d'un tiers contre le contractant fautif. Une partie à un contrat doit en effet se conduire tout aussi raisonnablement et avec la même bonne foi à l'égard des tiers qu'à l'égard des autres parties contractantes. Un sous-traitant peut donc invoquer en sa faveur un manquement du maître de l'ouvrage à son obligation de renseigner l'entrepreneur, dans la mesure où le maître de l'ouvrage a failli aux normes de comportement d'une personne raisonnable. Les principaux éléments de l'obligation de renseignement contractuelle sont: la connaissance, réelle ou présumée, de l'information par la partie débitrice de l'obligation de renseignement; la nature déterminante de l'information en question; et l'impossibilité du créancier de l'obligation de se renseigner lui-même, ou la confiance légitime du créancier envers le débiteur. Ces éléments de l'obligation de renseignement se retrouvent dans les contrats d'entreprise portant sur des grands chantiers. Toutefois, dans ce contexte, la teneur de l'obligation peut varier selon la répartition des risques, l'expertise relative des parties et la formation continue du contrat. En l'espèce, le juge de première instance a eu raison d'imposer une obligation de renseignement onéreuse à Hydro-Québec après avoir constaté que celle-ci avait assumé une certaine responsabilité quant à l'exactitude des données géotechniques, qu'elle possédait plus d'expertise que l'entrepreneur et le sous-traitant quant aux études géotechniques, et que le nombre et la portée des avenants produits avaient complètement changé la nature du contrat d'origine. Sa conclusion qu'Hydro-Québec avait manqué à son obligation de renseignement dès la période précontractuelle et que cette faute s'était poursuivie avec la non-divulgation du rapport de 1977 s'appuyait sur la preuve, et la Cour d'appel n'aurait pas dû intervenir. Hydro-Québec, qui savait que son concept était erroné, a refusé d'admettre son erreur afin de pousser l'entrepreneur et le sous-traitant à terminer les travaux sans avoir à renégocier le contrat de manière globale. La Banque pouvait donc se prévaloir du manquement à l'obligation de renseignement puisqu'il est incontestable qu'Hydro-Québec, en tant que maître de l'ouvrage, devait agir raisonnablement à l'égard des sous-traitants, particulièrement lorsqu'il s'agit de les informer d'erreurs dans les documents d'appel d'offres. Dans le cadre d'un grand chantier, il est normal que l'entrepreneur fasse appel à des sous-traitants. Cette éventualité était d'ailleurs prévue au cahier de charges accompagnant l'appel d'offres. Non seulement l'obligation de renseignement bénéficiait à l'entrepreneur, mais elle était aussi à l'avantage des sous-traitants. L'action délictuelle intentée par la Banque contre Hydro-Québec pour manquement à son obligation de renseignement n'est pas prescrite. La Banque était effectivement dans l'impossibilité d'agir, ignorant les faits générateurs de son droit (art. 2232 C.C.). Vu la faute commise par Hydro-Québec — la non-divulgation des informations —, la Banque ne pouvait pas savoir que cette dernière possédait ces informations et n'était donc pas en mesure d'exercer ses droits. Le point de départ de la prescription a ainsi été repoussé jusqu'au moment où le sous-traitant a fortuitement découvert cette information. La Banque a droit à l'indemnité additionnelle prévue à l'article 1056c C.C. puisque, en l'espèce, il n'y a aucun motif valable de la refuser. Toutefois, puisque rien dans la preuve ne justifie la somme accordée par le juge de première instance à titre de compensation pour la ruine du sous-traitant, cette somme doit être retranchée (2 000 000 $). Puisque le recours contractuel de la Banque contre l'entrepreneur était exercé à titre subsidiaire, le juge de première instance n'aurait pas dû décider de l'action contractuelle, et il n'aurait pas dû annuler les contrats et les quittances liant Hydro-Québec à l'entrepreneur et l'entrepreneur au sous-traitant, car l'annulation n'avait pas été demandée par les parties.