Résumé de l'affaire

Pourvois à l'encontre d'un arrêt de la Cour d'appel du Québec ayant infirmé un jugement de la Cour supérieure qui avait rejeté une demande d'autorisation d'exercer une action collective. Rejetés, avec dissidence et dissidence partielle.

J. allègue que deux membres aujourd'hui décédés de la communauté religieuse connue sous le nom de congrégation de Sainte-Croix auraient abusé sexuellement de lui alors qu'il fréquentait l'école primaire Notre-Dame-des-Neiges et alors qu'il était servant de messe à l'Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal. Il sollicite l'autorisation d'exercer une action collective au nom de victimes d'agressions sexuelles qui auraient été commises au Québec dans divers établissements par des frères et des pères membres de cette communauté religieuse. À titre de parties défenderesses, J. désigne la Province canadienne de la Congrégation de Sainte-Croix («Congrégation») et l'Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal («Oratoire»). S'opposant à la demande d'autorisation, la Congrégation fait valoir qu'elle ne saurait être tenue responsable d'actes qui, pour la plupart, auraient été commis avant sa constitution en personne morale, et l'Oratoire prétend n'avoir aucun lien avec la communauté religieuse connue sous le nom de congrégation de Sainte-Croix. Par ailleurs, la Congrégation et l'Oratoire sont d'avis que l'action personnelle de J. est irrémédiablement déchue en raison de l'article 2926.1 alinéa 2 du Code civil du Québec (C.C.Q.). La Cour supérieure conclut qu'aucune des conditions d'autorisation énoncées à l'article 575 du Code de procédure civile (C.P.C.) n'est respectée et refuse d'autoriser l'exercice de l'action collective. La Cour d'appel infirme ce jugement et autorise l'exercice de l'action collective contre la Congrégation et l'Oratoire.

Décision

M. le juge Brown, à l'opinion duquel souscrivent les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis et Martin: La décision de la Cour d'appel autorisant l'exercice de l'action collective contre la Congrégation et contre l'Oratoire n'est entachée d'aucune erreur révisable et il n'y a aucune raison qui justifierait la Cour d'infirmer cette décision. Le jugement de la Cour supérieure refusant d'autoriser l'exercice de l'action collective contre la Congrégation et contre l'Oratoire est entaché de nombreuses erreurs, de fait et de droit, et ce, à l'égard de toutes les conditions énoncées à l'article 575 C.P.C. La Cour d'appel pouvait dès lors intervenir et substituer sa propre appréciation de ces conditions à celle du juge de la Cour supérieure. Enfin, il y a accord avec l'analyse du juge Gascon portant sur l'article 2926.1 C.C.Q.: l'action personnelle de J. n'est ni déchue, ni prescrite. Le second alinéa de cet article ne crée aucun délai de déchéance.

L'article 571 alinéa 1 C.P.C. définit l'action collective comme étant le moyen procédural qui permet à une personne d'agir en demande pour le compte de tous les membres d'un groupe dont elle fait partie et de le représenter. En vertu de l'article 574 alinéa 1 C.P.C., une personne ne peut exercer l'action collective qu'avec l'autorisation préalable du tribunal. Au stade de l'autorisation, le tribunal exerce un rôle de filtrage et doit simplement s'assurer que le demandeur satisfait aux quatre conditions énoncées à l'article 575 C.P.C. Dans l'affirmative, l'exercice de l'action collective doit être autorisé. Le tribunal procédera plus tard à l'examen du fond du litige. Ainsi, le juge de l'autorisation tranche une question purement procédurale. La Cour privilégie une interprétation et une application larges des conditions de l'article 575 C.P.C.

Lorsque la Cour d'appel siège en appel d'une décision portant sur une demande d'autorisation d'exercer une action collective, elle ne détient qu'un pouvoir limité d'intervention et doit faire preuve de déférence envers la décision du juge de l'autorisation. En conséquence, la Cour d'appel n'interviendra que si ce dernier a commis une erreur de droit ou si son appréciation des conditions énoncées à l'article 575 C.P.C. est manifestement non fondée. En présence d'une telle erreur à l'égard d'une des quatre conditions, la Cour d'appel peut uniquement substituer son appréciation pour cette condition et non pour les autres. De plus, au stade de l'autorisation, le rôle du juge de l'autorisation est limité. Si celui-ci outrepasse son rôle de filtrage et impose au demandeur un seuil de preuve trop élevé ou se penche sur le fond du différend, il commet une erreur de droit justifiant l'intervention de la Cour d'appel.

En l'espèce, étant donné les nombreuses erreurs du juge de la Cour supérieure relativement à toutes les conditions énoncées à l'article 575 C.P.C., la Cour d'appel était justifiée de substituer son appréciation à celle du premier juge à l'égard de toutes ces conditions. Le juge de la Cour supérieure a commis une erreur de droit dans son analyse de la condition relative au caractère commun des questions prévue à l'article 575 paragraphe 1 lorsqu'il a insisté sur les différences entre les membres du groupe, au lieu de reconnaître l'existence d'au moins une question commune découlant du fait que tous les membres du groupe auraient été victimes de membres de la Congrégation. En ce qui concerne la condition relative au caractère suffisant des faits allégués prévue à l'article 575 paragraphe 2, lorsque le juge a estimé qu'il n'y avait pas de faits précis et palpables allégués dans la demande et lorsqu'il a écarté certaines des pièces déposées en preuve, il a manifestement outrepassé son rôle de filtrage en se penchant sur le fond du différend. Quant à la condition relative au statut de J. comme représentant prévue à l'article 575 paragraphe 4, le juge a clairement fait erreur en concluant que le rôle de premier plan joué par les avocats de J. dans l'introduction de la demande d'autorisation était incompatible avec son statut comme représentant. Il a aussi erré en reprochant à J. de ne pas avoir effectué personnellement de démarches afin de vérifier les établissements où des agressions seraient survenues et le nombre de personnes visées par le groupe projeté. Cette erreur s'est d'ailleurs répercutée sur l'analyse par le juge d'autres conditions, telle celle relative à la composition du groupe énoncée à l'article 575 paragraphe 3.

Ensuite, la décision de la Cour d'appel autorisant l'exercice de l'action collective contre la Congrégation et contre l'Oratoire n'est entachée d'aucune erreur révisable quant aux conditions relatives au caractère commun des questions (art. 575 paragr. 1) et au caractère suffisant des faits allégués (art. 575 paragr. 2), les seules conditions contestées devant la Cour par l'Oratoire. En ce qui concerne la Congrégation, il y a accord avec le juge Gascon, qui rejette le pourvoi de la Congrégation.

L'article 575 paragraphe 1 C.P.C. précise que l'action collective ne peut être autorisée que si le tribunal conclut que «les demandes des membres soulèvent des questions de droit ou de fait identiques, similaires ou connexes». Il s'agit de la condition de la communauté de questions. Il n'est pas nécessaire que les demandes individuelles des membres du groupe proposé soient fondamentalement identiques les unes aux autres: la présence d'une seule question de droit identique, similaire ou connexe serait suffisante pour satisfaire à l'exigence de cette condition pourvu que son importance soit susceptible d'influencer le sort de l'action collective. Le fait que tous les membres du groupe ne sont pas dans des situations parfaitement identiques ne prive pas celui-ci de son existence ou de sa cohérence. Il n'est pas non plus nécessaire que chaque membre du groupe possède une cause d'action personnelle contre chacun des défendeurs.

En l'espèce, cette condition est remplie: il existe des questions similaires ou connexes. La cause d'action personnelle de J. contre l'Oratoire repose surtout sur la responsabilité directe de ce dernier à l'égard des agressions qui auraient été commises à l'Oratoire. Toutes les questions communes identifiées par J. portent en réalité sur la question de savoir si l'Oratoire et la Congrégation ont fait preuve de négligence envers les victimes d'agressions sexuelles. J. allègue entre outre que l'Oratoire aurait sciemment et consciemment choisi d'ignorer la problématique des abus sexuels qui auraient été commis par des membres de la Congrégation à l'Oratoire. Dans le cas d'une personne morale comme l'Oratoire, le fait d'être au courant des abus sexuels ne peut signifier qu'une chose: les administrateurs de l'Oratoire étaient au courant de ces abus. Comme les affaires de l'Oratoire sont administrées en partie ou en totalité par les membres de la Congrégation, les allégations relatives à la responsabilité directe de l'Oratoire sont en réalité des allégations relatives à la faute de membres de la Congrégation agissant à titre d'administrateurs de l'Oratoire. La question des fautes qui auraient été commises par les membres de la Congrégation est incontestablement une question commune à tous les membres du groupe. Ainsi, toute conclusion portant sur la responsabilité directe de l'Oratoire fera avancer l'action de chacun des membres du groupe, notamment en ce qu'elle tendra à établir l'existence d'une négligence systémique au sein de la Congrégation à l'égard des abus sexuels qui auraient été commis sur des enfants par ses membres.

L'article 575 paragraphe 2 C.P.C. précise que les faits allégués dans la demande doivent «para[ître] justifier» les conclusions recherchées. Il s'agit de la condition relative au caractère suffisant des faits allégués. Au stade de l'autorisation, le rôle du juge consiste à écarter seulement les demandes frivoles, manifestement mal fondées ou insoutenables. Le fardeau qui incombe au demandeur consiste à établir l'existence d'une cause défendable eu égard aux faits et au droit applicable. Il s'agit d'un seuil peu élevé. Le seuil légal est un simple fardeau de démonstration du caractère soutenable du syllogisme juridique proposé: le demandeur doit établir une apparence sérieuse de droit. Le seuil de preuve est beaucoup moins exigeant que la norme de la prépondérance des probabilités. Il n'est pas nécessaire que le demandeur démontre que sa demande repose sur un fondement factuel suffisant.

De plus, à l'étape de l'autorisation, les faits allégués dans la demande sont tenus pour avérés, pourvu que les allégations de fait soient suffisamment précises. Lorsqu'elles ne sont pas, elles doivent alors absolument être accompagnées d'une certaine preuve afin d'établir une cause défendable. De fait, il est possible que la preuve présentée au soutien de la demande contienne des faits concrets, précis ou palpables, lesquels sont susceptibles d'établir l'existence d'une cause défendable, et ce, en dépit du caractère apparemment vague, général ou imprécis des allégations de la demande. Le tribunal appelé à décider si le demandeur a démontré l'existence d'une cause défendable doit étudier les allégations de la demande à la lumière de l'ensemble des éléments de preuve.

En l'espèce, J. a satisfait au seuil de preuve et au seuil légal prévus à l'article 575 paragraphe 2 C.P.C. Le caractère apparemment vague, général ou imprécis des allégations de J. figurant dans la demande doit être apprécié à la lumière du contexte entourant la demande et de la preuve présentée au soutien de celle-ci. Le contexte est celui d'événements survenus alors que J. était enfant. L'absence de dénonciations à l'époque des faits explique l'absence, dans la demande elle-même, d'allégations de faits concrets, précis ou palpables. De plus, les allégations de faute apparemment générales de J. visant l'Oratoire ne sont pas formulées dans l'abstrait, elles trouvent appui dans une certaine preuve. La cause d'action personnelle de J. est fondée sur la responsabilité directe de l'Oratoire à l'égard des agressions qui auraient été commises dans ce lieu, par un membre de la Congrégation dont l'Oratoire avait fait l'un des acteurs essentiels de l'une des activités centrales dont l'Oratoire avait la responsabilité. En outre, les administrateurs de l'Oratoire, qui étaient eux-mêmes tous des membres de la Congrégation, savaient ou auraient dû savoir que des agressions étaient supposément commises à l'Oratoire par des membres de la Congrégation. Derrière l'Oratoire se cache la Congrégation, et l'on peut tout à fait en tenir compte en droit afin d'imputer une responsabilité directe à l'Oratoire. À la lumière d'une certaine preuve déposée, il n'est pas frivole, manifestement non fondé ou encore insoutenable de prétendre que l'Oratoire a pu manquer à son obligation d'assurer la sécurité de ses servants de messe. Les allégations formulées contre l'Oratoire et contre la Congrégation dans la demande de J. et les pièces déposées au soutien de celle-ci ne peuvent tout simplement pas être distinguées de quelque façon pertinente que ce soit sur le plan juridique. Enfin, le fait que d'autres défendeurs auraient peut-être pu être poursuivis mais ne l'ont pas été ne saurait soustraire l'Oratoire à sa responsabilité à l'égard des agressions qui auraient été commises à l'Oratoire.

M. le juge Gascon, dissident en partie, à l'opinion duquel souscrivent le juge en chef Wagner et le juge Rowe: Le recours de J. n'est ni déchu ni manifestement prescrit aux termes de l'article 2926.1 C.C.Q. Il n'y a pas lieu de rejeter l'action collective contre la Province canadienne de la Congrégation de Sainte-Croix («Congrégation») au stade de la demande d'autorisation. Toutefois, la demande d'autorisation contre l'Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal («Oratoire») devrait être rejetée.

L'alinéa 1 de l'article 2926.1 C.C.Q. prévoit que l'action en réparation du préjudice corporel qui résulte d'un acte pouvant constituer une infraction criminelle se prescrit par 10 ans. Ce délai passe à 30 ans si le préjudice résulte, notamment, d'une agression à caractère sexuel. Ces délais commencent à courir à compter du jour où la victime a connaissance que son préjudice est attribuable à un tel acte. L'alinéa 2 précise pour sa part qu'en cas de décès de la victime ou de l'auteur de l'acte, le «délai applicable [...] est ramené à trois ans [...] à compter du décès», dans la mesure où il n'est pas déjà écoulé. Cet alinéa n'édicte pas un délai de déchéance — l'article 2926.1 C.C.Q. fait dans son entièreté partie intégrante du régime de la prescription et l'alinéa 2 n'y fait pas exception.

En droit civil québécois, la déchéance d'un recours ne se présume pas. En effet, l'article 2878 C.C.Q. précise que la déchéance doit résulter d'un texte exprès. En cas de doute ou d'ambiguïté, les délais édictés doivent alors être interprétés comme étant des délais de prescription. Ni le texte de l'alinéa 2 de l'article 2926.1 C.C.Q., ni le contexte dans lequel il s'inscrit, pas plus que les objectifs qui le sous-tendent, ne permettent de conclure en une intention claire, précise et non ambiguë d'adopter un délai de déchéance en cas de décès de l'auteur de l'acte. La disposition ne contient aucune expression qui renvoie de façon explicite et non équivoque à la déchéance et le texte de l'alinéa 2 réfère aux délais de prescription mentionnés à l'alinéa 1. La proposition voulant qu'un délai de trois ans soit intrinsèquement court est erronée. En ramenant le délai à trois ans, le législateur rétablit simplement la prescription de droit commun qui s'applique aux termes de l'article 2925 C.C.Q. Les notes explicatives accompagnant la Loi modifiant la Loi sur l'indemnisation des victimes d'actes criminels, la Loi visant à favoriser le civisme et certaines dispositions du Code civil relatives à la prescription, dans le cadre de laquelle l'article 2926.1 C.C.Q. a été adopté, et les modifications corrélatives apportées notamment à l'article 2905 C.C.Q., suivant lesquelles la prescription ne court plus contre les mineurs pour un acte pouvant constituer une infraction criminelle, confirment cette interprétation. Enfin, l'ajout de l'article 2926.1 à un endroit précis dans l'architecture du Code civil du Québec, soit au Livre huitième «De la prescription» (art. 2875 à 2933), constitue un indice additionnel de l'intention du législateur sur le sens à donner à cette disposition particulière.

De plus, l'adoption d'un délai de déchéance irait résolument à l'encontre de l'objectif de la loi modificatrice de faciliter l'accès à la justice civile et mènerait à des conséquences illogiques, voire absurdes. En effet, les victimes dont l'agresseur est décédé ne pourraient plus soulever l'impossibilité d'agir puisque la déchéance ne souffre ni suspension, ni interruption. La victime disposerait alors d'un maximum de trois ans à compter du décès de l'auteur de l'acte pour intenter son recours, et ce, même si le préjudice ne s'est pas encore manifesté. Une telle interprétation aurait pour effet d'astreindre les actions en réparation du préjudice corporel pour les actes visés à l'article 2926.1 C.C.Q. à un régime plus restrictif que les actions en réparation d'un préjudice qui ne serait pas attribuable à des actes pouvant constituer une infraction criminelle. Finalement, les dispositions transitoires de la loi modificatrice prévoient que les délais et leur point de départ prévus à l'article 2926.1 sont d'application immédiate puisque déclaratoires. L'adoption d'un délai de déchéance signifierait que les victimes dont l'agresseur est décédé avant l'adoption de la loi modificatrice seraient rétroactivement déchues de leur droit d'action trois ans après le décès de cet agresseur, et ce, même si leur recours n'était pas prescrit avant l'entrée en vigueur de cette loi.

Le décès de la victime ou de l'auteur de l'acte prévu à l'article 2926.1 alinéa 2 ne fait que modifier la durée du délai et non son point de départ, qui demeure le moment où la victime prend connaissance du lien entre l'agression et le préjudice. Les débats législatifs confirment que l'alinéa 2 n'introduit pas un nouveau délai: le décès modifie simplement le délai de l'alinéa 1 en le réduisant à trois ans. En prévoyant que le décès d'un des protagonistes principaux déclenche l'application de l'alinéa 2, le législateur assure une mise en balance adéquate des intérêts que soulève la longue prescription, tel que l'incertitude qui pèse sur les biens de la succession et l'intégrité du processus contradictoire, sans affaiblir l'objectif consistant à faciliter l'accès à la justice aux victimes. Du reste, les dispositions transitoires de la loi modificatrice prévoient que les dispositions relatives au point de départ du délai de prescription de l'article 2926.1 C.C.Q. sont déclaratoires. Ainsi, retenir le décès d'un des protagonistes principaux comme point de départ distinct signifierait que le droit d'action des victimes dont les agresseurs sont décédés plus de trois ans avant l'entrée en vigueur de la loi modificatrice serait éteint rétroactivement.

La réduction de délai prévue à l'article 2926.1 alinéa 2 ne s'applique qu'à l'égard de la succession de la victime ou de l'auteur de l'acte. Sous le régime général de la responsabilité civile, le recours de la victime contre un tiers dont la responsabilité est engagée pour sa propre faute ou pour le fait d'autrui ne dépend pas du recours direct contre l'auteur de l'acte. La prescription s'apprécie pour chaque recours individuellement. Conclure autrement irait à l'encontre de l'objectif de faciliter l'accès à la justice civile pour les victimes d'agression et permettrait à des parties potentiellement fautives d'échapper à toute responsabilité.

En l'espèce, c'est le moment de la prise de connaissance par J. du lien entre les agressions et le préjudice qu'il subit qui constitue le point de départ du délai applicable, non pas la date du décès de ses prétendus agresseurs. Ce moment précis et son possible impact, le cas échéant, sur le délai de prescription applicable sera déterminé lors de l'audience sur le fond du litige. Au stade de l'autorisation, bien que les actes reprochés remontent à plus de 30 ans, l'allégation de J. voulant qu'il n'ait pris connaissance de ce lien qu'en 2011 doit être tenue pour avérée.

Il n'y a pas lieu de rejeter l'action collective contre la Congrégation au stade de la demande d'autorisation. À ce stade, le tribunal exerce un rôle de filtrage qui vise à écarter les demandes frivoles et à s'assurer que des parties ne soient pas obligées de se défendre contre des demandes insoutenables. Le seuil de preuve devant être atteint afin de déterminer si chacune des conditions énoncées à l'article 575 C.P.C. a été remplie est peu élevé à cette étape préliminaire. Il suffit que le demandeur démontre l'existence d'une cause défendable eu égard aux faits et au droit applicable. Toutefois, pour établir une cause défendable, il faut davantage que des allégations vagues, générales ou imprécises. Considérées dans leur ensemble, les allégations et les pièces déposées à leur soutien établissent l'existence d'une cause défendable contre la Congrégation. En effet, bien que la Congrégation n'ait été constituée qu'en 2008, il appert des pièces déposées que plusieurs des établissements de la Congrégation ont adopté la dénomination «Sainte-Croix» sous une forme ou une autre au fil des ans. En outre, la Congrégation n'a pas avancé que les prétendus agresseurs pouvaient faire partie d'une communauté religieuse autre que celle qu'elle représente. De plus, en 2009, la Congrégation a accepté de prendre fait et cause pour les gestes d'autres entités, dans le cadre d'un règlement intervenu à la suite du dépôt d'une autre demande d'autorisation relativement à des sévices sexuels qu'auraient commis des membres de la Congrégation. La Cour supérieure avait alors conclu que toutes les conditions d'autorisation étaient respectées et avait autorisé l'exercice de l'action collective aux fins d'approbation du règlement intervenu. En l'espèce, il appartiendra aux parties de débattre de la structure corporative de la Congrégation lors de l'audience au fond et de présenter les arguments complets qu'ils jugeront alors appropriés. La condition de l'apparence de droit de l'article 575 paragraphe 2 C.P.C. est respectée: la demande d'autorisation contre la Congrégation n'est ni insoutenable, ni frivole.

Toutefois, les allégations figurant dans la demande et les pièces déposées à leur soutien n'étayent pas l'existence d'une cause d'action en responsabilité contre l'Oratoire, une entité distincte de la Congrégation. En l'espèce, aucun fait allégué ou aucune assise factuelle n'appuie un raisonnement déductif rigoureux qui aille au-delà de simples suppositions ou de spéculations.

En ce qui concerne la faute directe reprochée à l'Oratoire, les allégations constituent des conclusions de faits sans assise factuelle, des argumentations juridiques ou des opinions. À la différence du recours visant la Congrégation, aucune autre allégation de la demande et aucune des pièces déposées à leur soutien ne vient étayer ces allégations génériques dont l'assise factuelle est inexistante. Rien n'illustre en quoi les actions ou omissions de l'Oratoire auraient permis ou favorisé la survenance des agressions ou n'appuie l'allégation selon laquelle un représentant ou un employé de l'Oratoire aurait tenté de dissimuler ces agressions. De plus, l'allégation voulant qu'il soit possible d'opposer à l'Oratoire tous les éléments reprochés à la Congrégation puisque cette dernière aurait, par le biais de certains de ses membres, contribué à fonder l'Oratoire, n'établit guère plus le syllogisme juridique requis en l'absence d'allégations précises et palpables de négligence de la part de l'Oratoire ou de l'existence d'un lien de préposition entre ce dernier et les membres de cette communauté religieuse.

En ce qui a trait à la responsabilité de l'Oratoire à titre de commettante, il fallait à tout le moins alléguer que des membres de la Congrégation étaient des préposés de l'Oratoire ayant commis des fautes dans l'exécution de leurs fonctions. Or, ce support factuel est simplement inexistant, tant dans les allégations que dans les pièces déposées à leur soutien. Le simple fait de désigner un lieu physique appartenant à l'Oratoire comme étant un endroit où se seraient produites certaines des agressions alléguées ne peut pas mener à la conclusion que cette dernière entité était le commettant du membre de la Congrégation qui aurait agressé J.

Comme la condition de l'apparence de droit de l'article 575 paragraphe 2 C.P.C. n'est pas remplie, cela suffit pour entraîner le rejet du recours contre l'Oratoire. Il n'est pas nécessaire de traiter de la condition portant sur la communauté de questions (art. 575 paragr. 1 C.P.C.).

Mme la juge Côté, dissidente: Le pourvoi de la Province canadienne de la Congrégation de Sainte-Croix («Province canadienne») devrait être accueilli, parce que la Cour d'appel n'a pas démontré que l'appréciation du juge d'autorisation de la condition d'autorisation de l'article 575 paragraphe 2 C.P.C. était manifestement non fondée. De même, le pourvoi de l'Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal («Oratoire») devrait être accueilli pour les motifs énoncés par le juge Gascon. La décision de première instance rejetant la demande d'autorisation d'exercer une action collective devrait donc être rétablie tant à l'égard de la Province canadienne que de l'Oratoire. Cependant, pour des motifs autres que ceux énoncés par le juge Gascon, le droit d'action de J. n'est pas déchu ni prescrit en vertu du deuxième alinéa de l'article 2926.1 C.C.Q.

Une demande d'autorisation d'exercer une action collective est accordée si elle satisfait à quatre conditions cumulatives énoncées à l'article 575 C.P.C. Ce mécanisme d'autorisation ne doit pas être réduit à une simple formalité. Notamment, en vertu de l'article 575 paragraphe 2 C.P.C., le juge doit s'assurer que «les faits allégués paraissent justifier les conclusions recherchées». Le fardeau du demandeur consiste à démontrer l'existence d'une cause défendable, ce qui correspond à une apparence sérieuse de droit, et non pas uniquement à établir que sa demande n'est pas frivole ou manifestement mal fondée.

Le juge d'autorisation doit être en mesure d'inférer le syllogisme juridique avancé des faits allégués dans la demande. Ce syllogisme juridique doit être clair, complet et rigoureux. Des allégations vagues, générales ou imprécises — tout comme de simples énoncés de nature juridique, des opinions ou des hypothèses — ne peuvent suffire à démontrer l'existence d'une cause défendable. Aucune preuve ne peut remédier à l'absence d'allégations factuelles spécifiques quant à un élément essentiel de la cause d'action. Le juge d'autorisation doit s'en tenir aux faits qui sont allégués sans chercher à les compléter.

En l'espèce, le juge d'autorisation pouvait certainement conclure que J. ne s'est pas acquitté du fardeau qui lui incombait de démontrer l'existence d'une cause défendable. Les faits allégués ne révèlent aucune cause d'action — aucun lien de droit — entre lui et la Province canadienne. La preuve non contestée présentée par J. lui-même établit clairement que la Province canadienne, en tant que personne morale distincte, n'existait pas au moment des faits allégués. Elle a été constituée le 1er janvier 2008 en vertu de la Loi sur les corporations religieuses et n'a fait l'objet d'aucune fusion ou continuation. Les deux agresseurs allégués de J. sont décédés en 2001 et 2004, et n'ont donc jamais été membres de la Province canadienne. Même en tenant les faits pour avérés et en prenant en compte la preuve présentée, la demande d'autorisation ne fait pas voir à quel titre la Province canadienne pourrait être responsable — soit pour sa propre faute soit pour celle d'autrui — d'actes ou d'omissions antérieurs à sa constitution. Le syllogisme juridique est vicié ou encore manifestement incomplet, sinon absent.

La mission religieuse de la Province canadienne ne permet pas de faire abstraction de sa personnalité juridique. Le fait qu'elle constitue l'un des véhicules juridiques d'une communauté religieuse, dont l'histoire commence bien avant 2008, ne peut, en soi, la rendre responsable des actes et omissions commis antérieurement à sa constitution par des membres de cette communauté, ou par d'autres entités juridiques qui pourraient avoir été liées à celle-ci. Le fait que deux corporations puissent être constituées par les mêmes membres ou encore par la même communauté religieuse n'a en soi aucune incidence juridique. En l'espèce, la demande d'autorisation ne contient aucune allégation de fait se rapportant à la fraude, à l'abus de droit ou à la contravention à l'ordre public qui pourrait éventuellement justifier d'écarter ou d'ignorer la personnalité juridique de la Province canadienne en vertu de l'article 317 C.C.Q. En outre, même si de telles allégations avaient été formulées, il est loin d'être clair qu'une cause défendable aurait pu être établie sur cette base, étant donné que la Province canadienne n'existait pas à l'époque pertinente. Ainsi, elle ne pourrait avoir pris part aux actes et omissions reprochés et, de ce fait, en être responsable.

Une action collective ne peut être autorisée à l'égard d'une partie défenderesse sur la seule base de ses liens étroits avec d'autres entités. Qui plus est, dans la présente affaire, la demande d'autorisation ne dit pratiquement rien au sujet de l'identité corporative de la Province canadienne et de l'Oratoire et absolument rien au sujet de leurs liens potentiels avec d'autres entités. Le fait que la Province canadienne a pris fait et cause pour les faits et gestes d'autres entités dans une autre affaire portant sur des agressions à caractère sexuel n'a guère d'importance sur le plan juridique. Le règlement intervenu dans cette autre affaire a évidemment été conclu sans préjudice et sans admission et donne à penser que, si des fautes ont été commises, ce sont d'autres entités que la Province canadienne qui en sont responsables. La Cour supérieure a autorisé l'action collective contre la Province canadienne dans cette autre affaire aux seules fins du règlement; cette décision reposait sur une analyse laconique, effectuée essentiellement pour la forme, qui ne saurait lier le juge d'autorisation dans la présente affaire.

La Province canadienne et l'Oratoire n'ont pas démontré que le délai établi par le deuxième alinéa de l'article 2926.1 C.C.Q. en est un de déchéance. La prescription repose d'abord et avant tout sur l'idée d'une sanction à l'inaction de celui qui a un droit à exercer, ce qui explique que certains mécanismes comme la suspension et l'interruption viennent en atténuer les rigueurs. La déchéance quant à elle a pour objectif de mettre fin rapidement, en tout état de cause, à la possibilité d'accomplir un acte déterminé. La déchéance a un caractère exceptionnel: elle entraîne d'office la perte d'un droit sans que son titulaire n'ait quoi que ce soit à se reprocher. Le législateur a donc prévu une disposition interprétative, au deuxième alinéa de l'article 2878 C.C.Q., précisant que la «déchéance ne se présume pas; elle résulte d'un texte exprès». Quoiqu'aucune formule sacramentelle ne soit requise, le législateur doit s'être exprimé de manière précise, claire et non ambiguë afin que l'on puisse conclure à l'existence d'un délai de déchéance.

Le libellé du deuxième alinéa de l'article 2926.1 précise que le délai abrégé de trois ans «court à compter du décès». Le texte est clair et explicite: le décès de la victime ou de l'auteur de l'acte marque un point de départ distinct de celui prévu au premier alinéa. Ce dernier codifie la règle jurisprudentielle selon laquelle la prescription ne court pas à l'encontre d'une victime d'agression à caractère sexuel qui n'a pas connaissance du lien entre cet acte et le préjudice subi et prévoit que l'action «se prescrit [...] à compter du jour où la victime a connaissance» de ce lien. Le texte du deuxième alinéa ne permet pas de considérer que le moment du décès a simplement pour effet de déclencher l'abrégement du délai de 30 ans ou 10 ans prévu au premier alinéa. Les expressions «à compter du jour» au premier alinéa et «à compter du décès» au deuxième alinéa sont équivalentes et marquent toutes deux le point de départ de la prescription. Les termes employés par le législateur sont présumés avoir le même sens dans chacune des dispositions d'une même loi. Cette interprétation est également la plus cohérente. Si le décès ne constituait pas un nouveau point de départ, mais déclenchait simplement l'abrégement du délai, l'action de la succession de la victime pourrait dans certaines circonstances être imprescriptible. Le législateur semble avoir choisi comme solution de prévoir un délai de trois ans qui court à compter du décès de la victime ou de l'auteur de l'acte, et ce, que la victime ait préalablement fait ou non le lien entre l'acte et le préjudice subi.

Le fait que le délai de trois ans du deuxième alinéa se rattache à un fait objectif, précis et figé dans le temps, en l'occurrence le décès de la victime ou de l'auteur de l'acte, constitue un indice sérieux de déchéance. En effet, le rattachement au décès suggère que, contrairement à un délai de prescription, le délai en question ne vise pas à sanctionner la négligence de la victime. Cependant, il est difficile de soutenir que le texte du deuxième alinéa ne renvoie aucunement à la prescription. La version française mentionne le «délai applicable», lequel correspond au délai de prescription de 10 ans ou 30 ans du premier alinéa. La version anglaise est encore plus explicite: «the prescriptive period, if not already expired, is reduced to three years». Ainsi, le texte de la disposition ne permet pas de conclure que le législateur a exprimé de façon suffisamment précise, claire et non ambiguë l'intention de créer un délai de déchéance plutôt qu'un délai de prescription.

En l'absence d'un texte exprès à l'effet contraire, les dispositions générales portant sur la suspension de la prescription — notamment celle sur l'impossibilité en fait d'agir (art. 2904 C.C.Q.) — s'appliquent au délai prévu au deuxième alinéa de l'article 2926.1 C.C.Q., sous réserve de l'exception qui suit. Compte tenu du fait que le deuxième alinéa de l'article 2926.1 C.C.Q. prévoit un point de départ distinct de la prescription, indépendant de celui fixé au premier alinéa, l'ignorance du lien entre l'acte reproché et le préjudice subi ne peut constituer une cause de suspension du délai prévu au deuxième alinéa. L'interprétation contraire ferait échec à l'intention du législateur de faire courir le délai à compter du décès, et non plus à compter de la prise de connaissance du lien.

Le deuxième alinéa de l'article 2926.1 C.C.Q. s'applique à l'égard de toutes les actions en réparation du préjudice corporel résultant d'une agression à caractère sexuel. Le texte de la disposition ne fait pas de distinction entre l'auteur de l'acte et des tiers qui pourraient également être responsables pour leur propre faute ou le fait d'autrui. Cette mesure vise à répondre aux préoccupations du législateur en ce qui concerne la préservation de la preuve et, plus largement, l'intégrité du processus contradictoire.

Le point de départ fixé au moment du décès par le deuxième alinéa n'a pas d'effet rétroactif, et ce, que le délai en soit un de déchéance ou de prescription. L'introduction d'un nouveau délai n'éteint pas rétroactivement un droit d'action existant, à moins qu'une telle intention soit exprimée clairement. Ce n'est pas le cas en l'espèce. D'une part, la Loi modifiant la Loi sur l'indemnisation des victimes d'actes criminels, la Loi visant à favoriser le civisme et certaines dispositions du Code civil relatives à la prescription ne mentionne expressément que la prescription et ne contient aucune disposition transitoire pouvant s'appliquer au point de départ d'un délai de déchéance. D'autre part, si le deuxième alinéa de l'article 2926.1 C.C.Q. prévoit simplement un délai de prescription, l'article 13 de cette loi ne lui attribue aucun effet rétroactif, parce que le nouveau point de départ fixé au moment du décès n'est pas de nature déclaratoire. En effet, à l'article 13, le législateur a indiqué que les dispositions concernant le point de départ de la prescription sont «déclaratoires». Une disposition déclaratoire a un effet rétroactif dans la mesure où elle vient interpréter, comme le ferait une décision judiciaire, une règle de droit antérieure. Or, contrairement au premier alinéa, le point de départ du deuxième alinéa peut difficilement être qualifiée de déclaratoire, puisqu'il s'agit d'une toute nouvelle règle qui ne vise aucunement à fixer ou à préciser le droit existant. Le législateur n'a donc pas exprimé l'intention de lui conférer un effet rétroactif. S'il existe un quelconque doute à ce sujet, il faut privilégier l'interprétation qui restreint la portée des dispositions explicitement rétroactives ou déclaratoires. En conséquence, peu importe la nature du délai du deuxième alinéa de l'article 2926.1 C.C.Q., il n'aurait pas commencé à courir, dans le cas des situations juridiques en cours, avant l'entrée en vigueur de la loi modificatrice. Ainsi, l'introduction d'un nouveau point de départ fixé au moment du décès n'aurait pas d'incidence, en l'espèce, sur le droit d'action de J.


Dernière modification : le 23 juillet 2022 à 18 h 44 min.