Résumé de l'affaire
Appel d'un jugement de la Cour supérieure ayant rejeté une requête pour autorisation d'exercer un recours collectif. Accueilli.
L'organisme appelant et la personne désignée ont déposé une requête pour autorisation d'exercer un recours collectif au nom des résidants du Québec et de l'Ontario qui étaient ou sont abonnés au service résidentiel Internet ADSL de Bell Canada. Cette dernière aurait déployé un outil de gestion du trafic Internet dans le but de prévenir la congestion du réseau à l'occasion des heures de grande utilisation. Cette technologie a eu pour effet de ralentir l'accès au réseau et le débit de certaines applications de partage de fichiers. Elle permettrait également à Bell d'inspecter les données transmises par les utilisateurs du réseau. Selon les appelantes, les contrats conclus avec les membres du groupe n'autorisent aucunement Bell à ralentir la vitesse d'accès de certaines applications, et aucun utilisateur n'a été informé de la pratique de lissage du trafic. La juge de première instance a conclu qu'il existait un conflit d'intérêts entre les membres du groupe puisqu'un certain nombre d'entre eux souffrent du ralentissement de la vitesse alors que d'autres en bénéficient et n'en subissent aucun préjudice et que la définition du groupe, quelle qu'elle soit, ne permet pas de déterminer une ou des questions de droit ou de fait identiques, similaires ou connexes. Quant à la violation de la vie privée, la juge a indiqué que la preuve établit que l'intimée n'examine pas le contenu des messages. Enfin, la juge a estimé que la personne désignée n'a pas l'intérêt juridique requis pour représenter les abonnés de l'intimée en Ontario et que les appelantes n'ont pas démontré que le service fourni par l'intimée n'est pas conforme à ses obligations contractuelles. Elle note que le contrat ne précise pas ce que serait la vitesse d'accès, la vitesse de connexion ou même la vitesse approximative correspondant à la «haute vitesse». Elle ajoute que l'intimée ne garantit pas le rendement de son service, la vitesse étant tributaire des goulots d'étranglement propres à l'architecture du réseau Internet. Enfin, elle appuie ses conclusions sur une décision du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) qui a conclu que l'usage intensif des applications poste-à-poste (P2P) contribuait à la congestion du réseau et que certaines mesures étaient nécessaires afin d'empêcher les utilisateurs de ces applications de faire obstacle à un usage juste et proportionné du réseau par l'ensemble des utilisateurs.
Décision
M. le juge Chamberland: La Cour d'appel, en matière de procédure d'autorisation d'un recours collectif, a un pouvoir limité d'intervention étant donné que le langage utilisé à l'article 1003 du Code de procédure civile (C.P.C.) fait appel en maints endroits à l'appréciation du juge de première instance. De plus, au stade de l'autorisation, la valeur probante d'une décision du CRTC, sans être négligeable, est tout de même considérablement moindre qu'elle ne le serait dans le contexte d'un procès au cours duquel l'occasion aurait été donnée à l'appelante de contester la preuve de l'intimée. Quant aux recommandations de la Commissaire à la protection de la vie privée du Canada, elles ne peuvent constituer une présomption simple d'exactitude dans le contexte du recours collectif que l'appelante souhaite entreprendre. Par ailleurs, la juge de première instance a eu tort d'affirmer que les abonnés qui subissent des ralentissements de service pour certaines de leurs applications mais non pour d'autres se trouvent en situation de conflit d'intérêts. Ces abonnés peuvent légitimement prétendre que le service qu'ils reçoivent ne correspond pas au service promis. Le recours limité aux abonnés utilisateurs des applications poste-à-poste satisfait à l'exigence énoncée au paragraphe a) de l'article 1003 C.P.C. Quant à l'apparence de droit, faute d'établir que l'intimée inspectait le contenu des messages, l'appelante ne peut prétendre à une violation au droit à la vie privée. Par contre, la juge s'est méprise en s'attardant au fait que le contrat ne définit pas ce qu'il faut entendre par «connexion haute vitesse». D'une part, la constance de la vitesse d'accès constituait la considération essentielle pour laquelle la personne désignée s'était abonnée au service de l'intimée, et cette vitesse n'est pas constante lorsque l'intimée procède au lissage du trafic. D'autre part, peu importe quelle est la vitesse de la «haute vitesse», le fait est qu'en procédant au lissage, à certaines heures et pour certaines utilisations, l'intimée réduit la vitesse habituelle du service dit «haute vitesse». De plus, la juge a outrepassé son rôle en concluant que le contrat de services permet les mesures de lissage du trafic systématiques appliquées par l'intimée. L'argument de l'appelante selon lequel la limitation systématique, sans avis préalable, dénature le contrat et contrevient à la garantie de conformité prévue dans les lois sur la protection du consommateur mérite un débat au fond. La juge a aussi accordé un poids démesuré aux conclusions du CRTC. Le rôle de celui-ci était de déterminer si la pratique de lissage de trafic contrevenait aux lois régissant les télécommunications au Canada, tandis que le présent recours consiste à déterminer si cette pratique contrevient au contrat liant l'intimée à ses abonnés et aux règles régissant le droit de la consommation. En ce qui concerne la conformité du service par rapport aux publicités, la juge n'a pas fait d'erreur en examinant la question de l'apparence du droit à la lumière du recours individuel de la personne désignée. Toutefois, cette approche, lorsqu'elle est appliquée au pied de la lettre, produit un résultat qui est contraire aux objectifs du recours collectif, soit l'économie des ressources judiciaires, l'accès à la justice et la modification des comportements. Lorsque deux causes d'action (le contrat et la publicité) sont aussi intimement liées comme en l'espèce, la souplesse est de mise. Enfin, quant à l'apparence de droit à l'égard des abonnés ontariens, la question de savoir si un recours collectif peut être fondé sur plusieurs régimes juridiques différents ne semble pas encore avoir reçu de réponse définitive, ni au Québec ni ailleurs au Canada. Il ne suffit pas de constater que les recours des membres sont assujettis à deux ou à plusieurs régimes juridiques, mais il faut voir si ces régimes sont substantiellement différents les uns des autres. L'assujettissement du recours à plus d'un régime juridique risque certes de compliquer l'affaire, mais cela ne devrait pas constituer en soi un empêchement à l'autorisation d'exercer un recours collectif. En l'espèce, les abonnés ontariens ont signé le même contrat de services que les abonnés du Québec et ils ont été assujettis aux mêmes mesures de lissage de trafic; leur recours soulève donc, à première vue, des questions identiques, similaires ou connexes à celles des abonnés québécois, et rien ne s'oppose à ce que les abonnés de l'Ontario fassent partie du groupe. Par conséquent, le recours est autorisé, mais le groupe est limité aux abonnés du Québec et de l'Ontario qui utilisent des applications poste-à-poste.