Résumé de l'affaire
Pourvoi à l'encontre d'un arrêt de la Cour d'appel ayant rejeté l'appel d'un jugement de la Cour supérieure qui avait accueilli en partie une requête en réclamation de dommages-intérêts. Accueilli en partie.
En avril 2002, B. étrangle son ex-conjointe, noie les deux enfants du couple, et se suicide. M., S. et K. intentent par la suite, en leurs noms personnels ainsi qu'en leurs qualités d'héritiers et de liquidateurs des successions des défuntes, une action en responsabilité civile réclamant à la succession de B. des dommages-intérêts compensatoires et punitifs. Le juge de première instance rejette le recours successoral pour deux motifs. D'abord, il conclut que l'indemnité réclamée pour douleurs, souffrances et perte d'espérance de vie ne se transmet aux héritiers que lorsque la preuve établit l'écoulement d'un temps suffisant entre l'acte fautif et le décès et démontre que la victime a réellement souffert. Or, la nature quasi instantanée du décès des victimes en l'espèce empêche l'octroi de dommages-intérêts sous ce chef. Parce qu'il estime que les dommages-intérêts punitifs sont accessoires aux dommages-intérêts compensatoires, le juge de première instance conclut qu'aucun droit à ces dommages-intérêts n'est entré dans le patrimoine des défuntes à être transmis à leurs héritiers. Le juge ajoute que l'aspect dissuasif de ces dommages-intérêts ne se pose plus de toute façon puisque B. est décédé. Toutefois, le juge accueille le recours personnel de M., S. et K. et leur accorde des dommages-intérêts pour solatium doloris et perte de soutien moral. La Cour d'appel confirme la décision de première instance.
Décision
M. le juge LeBel: Il n'y a pas lieu d'intervenir afin de modifier les sommes accordées à M., S. et K. à titre personnel en compensation du préjudice moral qu'ils ont subi en raison des actes de B., car le juge de première instance n'a pas commis d'erreur manifeste et dominante dans la détermination du quantum des dommages compensatoires. En l'espèce, les montants octroyés par le juge de première instance se situent bien à l'intérieur de la fourchette des indemnités acceptables en la matière et semblent raisonnables, même si les niveaux d'indemnisation de ce type de préjudice demeurent modérés. Le fait que le juge de première instance n'ait pas considéré le préjudice psychologique de façon distincte des autres éléments du préjudice moral subi par M., S. et K. ne constitue pas en soi une erreur de principe révisable. En l'espèce, le juge a adéquatement considéré le préjudice psychologique subi par M., S. et K. dans la détermination des indemnités qu'il leur a accordées.
Cependant, la demande de dommages-intérêts punitifs présentée en vertu de l'article 49 alinéa 2 de la Charte des droits et libertés de la personne par M., S. et K. en leurs qualités d'héritiers et de liquidateurs des successions était admissible et ce, même en l'absence, en l'espèce, de condamnation à leur payer des dommages-intérêts compensatoires à ce titre. À cet égard, une portée trop large a été donnée à l'opinion majoritaire dans l'affaire Béliveau St-Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics inc. (C.S. Can., 1996-06-20), SOQUIJ AZ-96111079, J.E. 96-1376, D.T.E. 96T-773, [1996] R.R.A. 537 (rés.), [1996] 2 R.C.S. 345, laquelle écarte le recours de l'article 49 alinéa 2 de la charte dans les seuls cas visés par des régimes publics d'indemnisation. En dehors de ce contexte, rien n'empêche de reconnaître le caractère autonome des dommages-intérêts punitifs. En raison de son statut quasi constitutionnel, la charte a préséance, dans l'ordre normatif québécois, sur les règles de droit commun. Nier l'autonomie du droit à ces dommages conféré par la charte en imposant à ceux qui l'invoquent le fardeau supplémentaire de démontrer d'abord qu'ils ont le droit d'exercer un recours dont ils ne veulent, ou ne peuvent pas, nécessairement se prévaloir revient à assujettir la mise en oeuvre des droits et libertés que protège la charte aux règles des recours de droit civil. Rien ne justifie que soit maintenu cet obstacle.
De même, la conception du rôle des dommages punitifs selon laquelle il est inutile d'en octroyer lorsque l'auteur d'un acte illicite est décédé s'avère trop étroite et ne tient pas compte de l'utilité sociale que revêt cette forme d'intervention judiciaire. L'article 1621 du Code civil du Québec (C.C.Q.) reconnaît aux dommages-intérêts punitifs une fonction préventive. En raison du caractère exceptionnel de ces dommages-intérêts, les tribunaux ont limité leur emploi à la punition et à la dissuasion (particulière et générale) de comportements jugés socialement inacceptables. Toutefois, puisqu'il contribue autant que la punition et la dissuasion à l'objectif préventif que vise l'article 1621 C.C.Q., aucune raison ne justifie le refus de reconnaître en droit civil québécois l'objectif de dénonciation des dommages-intérêts punitifs, surtout lorsque l'enjeu est le respect des droits et libertés que garantit la charte.
En l'espèce, l'imposition de dommages-intérêts punitifs semble tout à fait indiquée dans les circonstances pour remplir la fonction de dénonciation des actes en cause et affirmer l'importance du droit à la vie. Les meurtres commis par B. constituent pour ses victimes une atteinte illicite à un droit protégé par la charte et étaient aussi une faute civile au sens du droit de la responsabilité civile. L'atteinte était intentionnelle car B. avait l'intention de porter atteinte à la vie de ses victimes au moment de commettre ses actes. Puisque la succession de B. est insolvable, une somme globale symbolique de 10 000 $, payable aux trois successions qui se la partageront également, suffit pour atteindre l'objectif de dénonciation visé. Puisque le droit successoral du Québec prévoit la transmissibilité du droit d'action en dommages-intérêts punitifs sous le régime de la charte aux héritiers, M., S. et K. pouvaient exercer ce recours successoral au nom des défuntes. Toutefois, parce que rien n'indique que B. avait l'intention de porter atteinte à l'intégrité psychologique de M., S. et K., ni même qu'il ait réellement pensé aux conséquences qu'auraient pour eux les gestes qu'il a commis, leur recours personnel en dommages-intérêts punitifs doit échouer.