Résumé de l'affaire
Appel d'un jugement ayant accueilli une requête en dommages-intérêts (593 742 $). Accueilli.
En décembre 2001, les intimés, Association québécoise de l'industrie du disque, du spectacle et de la vidéo (ADISQ) et ses dirigeants Drouin, Bouchard et Primeau, ont déposé une requête en dommages-intérêts contre l'animateur de radio Fillion, son employeur, Genex communications inc., et son président, Demers. Les propos diffamatoires reprochés ont été diffusés sur les ondes de CHOI-FM, dans le cours de l'émission «Le monde parallèle de Jeff et sa gang», les 25 et 26 octobre, 21 et 22 novembre 2001, le 21 février 2002 ainsi que le 14 septembre 2004. Le jugement de première instance a accueilli la requête, condamnant solidairement les appelants à verser des dommages-intérêts moraux et exemplaires, à rembourser les honoraires extrajudiciaires, totalisant 593 742 $, ainsi qu'à payer des intérêts et l'indemnité additionnelle à compter de l'introduction des procédures. Les appelants invoquent des erreurs dans les conclusions relatives aux dommages moraux et exemplaires, aux honoraires extrajudiciaires, à la solidarité et au point de départ du calcul des intérêts et de l'indemnité additionnelle.
Décision
M. le juge Dalphond, à l'opinion duquel souscrit le juge Nuss: L'équilibre qui doit exister entre la liberté d'expression et la dignité et la réputation d'une personne, droits protégés par les articles 3 et 4 de la Charte des droits et libertés de la personne, est important pour déterminer si les appelants ont commis une faute entraînant leur responsabilité. Depuis le jugement attaqué, la Cour suprême, dans WIC Radio Ltd. c. Simpson (C.S. Can., 2008-06-27), 2008 CSC 40, SOQUIJ AZ-50498553, J.E. 2008-1350, [2008] R.R.A. 515 (rés.), [2008] 2 R.C.S. 420, a distingué le reportage journalistique, qui présente des faits, du commentaire d'événement (éditorial, émission-débat, tribune, caricature, émission satirique). Elle a conclu qu'il était permis, lorsqu'il s'agit de questions d'intérêt public, d'exprimer un commentaire diffamatoire si une personne honnête aurait pu l'exprimer en se fondant sur des faits prouvés. Elle a retenu que l'auteur du propos perd cette protection si la victime démontre qu'il a agi avec malveillance. Ainsi, certains propos diffamatoires peuvent être permis dans une société libre et démocratique. Même si la défense de commentaire loyal invoquée dans cet arrêt n'existe pas en droit civil québécois, les repères énoncés par la Cour permettent de déterminer si un comportement est fautif au sens de l'article 1457 du Code civil du Québec (C.C.Q.). Il y a lieu de distinguer les situations où l'auteur des propos est un journaliste de celles où c'est un commentateur public et de différencier la diffamation de l'injure, notamment lors de l'évaluation du préjudice. Le préjudice résultant de la diffamation renvoie à une norme objective, car il suscite chez des auditeurs des sentiments défavorables à l'égard de la victime. Par contre, les propos injurieux causent un préjudice à la victime, qui le ressent personnellement sans que l'estime que son entourage lui porte soit diminuée.
Les propos litigieux doivent être analysés en fonction du contexte de leur diffusion, ce que le juge de première instance n'a pas fait. Fillion a réagi à la parution d'articles de journaux et à des auditions tenues devant le CRTC. Son émission n'était pas une émission d'information mais plutôt de controverse et il utilisait fréquemment un langage ordurier. L'ADISQ étant en conflit avec CHOI-FM, il était fondé à la critiquer puisqu'il s'agissait d'un sujet d'intérêt public, et le juge a commis une erreur en concluant qu'il devait plutôt le faire devant le CRTC. Celui-ci a confondu le reportage factuel (journalisme) et l'expression de commentaires (éditorial). La composition du conseil d'administration de l'ADISQ, la provenance de son président et certaines approches similaires des dirigeants autorisaient Fillion à exprimer une opinion personnelle quant à l'existence d'une certaine convergence. Les propos reprochés n'ont pas été répétés à satiété comme l'a prétendu le juge. Quatre des six émissions ont été diffusées avant la réception d'une mise en demeure; les autres l'ont été après et se sont échelonnées sur une période de trois ans. Les propos reprochés lors de la diffusion de l'émission du 25 octobre 2001 ont duré quelques secondes et Fillion a émis des commentaires qui sont permis dans une société démocratique à l'égard d'une organisation publique qu'il jugeait monopolistique et motivée par des intérêts économiques. La qualification de Primeau de «prétentieux» ne constitue pas une injure, mais certains qualificatifs visant des dirigeants de l'ADISQ («gangs de crottés et de chiens») constituent des propos injurieux qui engendrent la responsabilité civile. Dans la première partie de l'émission diffusée le 26 octobre, Fillion a mis en doute la fiabilité de l'ADISQ en émettant des propos dont l'auditeur moyen comprend qu'il s'agit d'une opinion personnelle. La qualification de «mafia» n'a pas de connotation péjorative dans le contexte et reprend une acception familière qui renvoie à la nature du groupe plutôt qu'à ses activités. Dans le deuxième segment de l'émission, les qualificatifs accolés à Drouin constituent une attaque malveillante et inacceptable. Une faute de même nature mais de gravité moindre a été commise à l'endroit de Bouchard. Dans sa rétractation du 30 novembre, Genex a d'ailleurs reconnu le caractère injustifié de ces propos. Ceux tenus lors de l'émission du 21 novembre renvoient au copinage et à la convergence des intérêts économiques. Les invectives à l'endroit de Drouin sont injurieuses mais moindres que celles du 26 octobre. Quant aux propos tenus le 22 novembre, ils ont été brefs et ne désignaient personne. Ceux tenus le 21 février 2002 constituent un commentaire sur un article de journal relativement à une audition devant le CRTC et la référence à une «mafia musicale» renvoie à une organisation dominante mais non frauduleuse. À la fin du segment, Fillion a tiré des inférences de certains faits («pots-de-vin et affaires croches») donnant l'impression à un auditeur moyen que certains actes illégaux pouvaient avoir été commis, ce qui engendre une responsabilité. Les propos tenus le 14 septembre 2004 tiennent clairement du commentaire et une référence à connotation sexuelle à l'égard de Primeau n'est pas fautive, le tribunal n'étant pas une police du bon langage. Les qualificatifs à l'égard des dirigeants de l'ADISQ, même s'ils frisent l'injure, ne sont pas fautifs dans le contexte de l'émission et de la colère de Fillion, qui venait de découvrir l'existence d'une rencontre à huis clos avant que le CRTC n'annule la licence de CHOI.
Même si la quantification des dommages moraux comporte un volet discrétionnaire, elle demeure régie par le principe de la proportionnalité entre la gravité des fautes et les préjudices subis. Ce principe commande une révision des sommes accordées en première instance. L'indemnité de 150 000 $ accordée à Drouin est réduite à 80 000 $ en raison de la nature des fautes, de leurs conséquences et de la jurisprudence récente. Même si celle-ci n'a reçu aucune excuse de la part de Fillion, elle n'a pas fait l'objet d'une campagne de dénigrement comme l'a été la victime dans Fillion c. Chiasson (C.A., 2007-04-26), 2007 QCCA 570, SOQUIJ AZ-50429543, J.E. 2007-946, [2007] R.J.Q. 867, [2007] R.R.A. 251, et les propos diffusés uniquement sur CHOI n'ont été entendus que par un certain auditoire dans la région de Québec. Les indemnités de 50 000 $ accordées à Primeau et à Bouchard sont réduites respectivement à 20 000 $ et 8 000 $, et celle de 100 000 $ accordée à l'ADISQ est réduite à 15 000 $. Le juge a également erré quant à la finalité des dommages exemplaires, mettant de côté les critères énoncés à l'article 1621 C.C.Q. Si les dommages-intérêts moraux indemnisent la victime du préjudice subi et sont déterminés en fonction des conséquences pour celle-ci, les dommages-intérêts punitifs ont une fonction préventive ou dissuasive. Ils ont comme assise législative l'article 49 de la charte et sont tributaires d'une preuve d'atteinte intentionnelle à un droit protégé. Les propos injurieux tenus à l'encontre de Drouin, de Primeau et de l'ADISQ dénotent une telle volonté, alors qu'aucune preuve ne l'établit à l'égard de Bouchard. La condamnation de chacun des appelants à 50 000 $ est excessive. L'article 1621 C.C.Q. renvoie aux critères de la gravité de la faute, à la situation patrimoniale de l'auteur de la faute et aux réparations ou autres sanctions déjà ordonnées. En l'espèce, Fillion n'a pas de revenus ni d'actif significatif; Genex, ayant vendu ses stations de radio, possède un actif réduit, mais la situation patrimoniale de Demers est excellente; Genex a perdu sa licence et Fillion n'a pu trouver de nouvel emploi d'animateur. L'indemnité accordée à Drouin est donc réduite à 30 000 $, celles de Primeau et de l'ADISQ à 15 000 $ chacun. Les appelants n'ont pas démontré d'erreur quant à la conclusion de la solidarité entre Fillion, Genex et Demers. Elle s'applique aussi aux dommages punitifs, car Demers s'est fermé les yeux quant aux plaintes, il a préféré profiter des revenus importants engendrés par l'émission et il n'a pris aucune mesure pour empêcher Fillion de porter atteinte aux droits des appelants. Le juge a erré sur le point de départ du calcul de l'indemnité additionnelle. Il y a lieu de distinguer entre les dommages-intérêts moraux et les dommages-intérêts exemplaires. L'article 1619 C.C.Q. indique que l'indemnité additionnelle peut être ajoutée à tous les dommages-intérêts accordés à quelque titre que ce soit. Les dommages-intérêts exemplaires ayant une finalité préventive, il serait illogique que l'indemnité soit accordée rétroactivement. Ainsi, pour les dommages-intérêts moraux, le juge était fondé à retenir comme point de départ des intérêts et de l'indemnité additionnelle la date de l'introduction des procédures (décembre 2001), mais celui pour les dommages-intérêts exemplaires devait être fixé à la date du jugement (juin 2007). Quant au remboursement des honoraires extrajudiciaires, le juge devait exiger la preuve d'un abus de droit, conformément à la règle édictée dans Viel c. Entreprises immobilières du terroir ltée (C.A., 2002-05-08 (jugement rectifié le 2002-10-22)), SOQUIJ AZ-50124437, J.E. 2002-937, [2002] R.R.A. 317 (rés.), [2002] R.D.I. 241 (rés.), [2002] R.J.Q. 1262. Chaque partie doit supporter ses frais en raison de la complexité des nombreuses questions soulevées et de la représentation des appelants par le même avocat.
Mme la juge Duval Hesler, dissidente en partie: Le juge de première instance était fondé à conclure que les propos de Fillion étaient vulgaires et sexistes et qu'ils visaient uniquement à maintenir ses cotes d'écoute. Bien plus, il a considéré la virulence et la répétition des commentaires avant de les déclarer diffamatoires et il a évalué les dommages-intérêts moraux en fonction des principes reconnus en semblable matière, tenant notamment compte de l'absence d'excuses véritables. Faute de preuve d'une erreur manifeste et dominante, le tribunal d'appel doit se garder d'intervenir, d'autant plus que les sommes accordées ne sont pas déraisonnables compte tenu de la férocité et du caractère répétitif des attaques, qui se sont prolongées plusieurs mois. Il n'a commis aucune erreur en condamnant solidairement les appelants à payer des dommages-intérêts punitifs et en accordant 50 000 $ à chacun des intimés. Par ailleurs, il y a lieu de déplacer le point de départ du calcul des intérêts à la date du jugement et de réduire les dommages-intérêts moraux accordés à l'ADISQ à 30 000 $. La condamnation aux frais extrajudiciaires paraît également superflue, compte tenu des sommes accordées à titre de dommages exemplaires.