Résumé de l'affaire
Pourvoi à l'encontre d'un arrêt de la Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse ayant accueilli l'appel d'un jugement de la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse qui avait accueilli une requête en radiation d'un affidavit d'un témoin expert. Rejeté.
Les actionnaires ont intenté une action pour négligence professionnelle contre les anciens vérificateurs de leur compagnie après avoir engagé un autre cabinet comptable, GT, de Kentville, pour effectuer diverses tâches comptables, qui, selon eux, avaient révélé des erreurs par les vérificateurs précédents. Les vérificateurs ont présenté une requête en jugement sommaire visant à faire rejeter l'action. En réponse, les actionnaires ont fait appel à M., une associée en juricomptabilité du cabinet GT de Halifax, pour qu'elle examine tous les documents pertinents et rédige un rapport de ses constatations. Son affidavit expose ces dernières, notamment que les vérificateurs, selon elle, ne se sont pas acquittés de leurs obligations professionnelles envers les actionnaires. Les vérificateurs ont présenté une requête en radiation de l'affidavit de M. au motif qu'elle n'était pas un témoin expert impartial.

Le juge des requêtes s'est dit d'accord avec les vérificateurs pour l'essentiel et a radié intégralement l'affidavit de M. Les juges majoritaires de la Cour d'appel ont conclu que le juge des requêtes avait eu tort d'exclure l'affidavit de M. et ont accueilli l'appel.

 

Décision
M. le juge Cromwell: La démarche qui permet de déterminer l'admissibilité du témoignage d'opinion de l'expert est scindée en deux. Dans un premier temps, celui qui veut présenter le témoignage doit démontrer qu'il satisfait aux critères d'admissibilité, soit les quatre critères énoncés dans l'arrêt R. c. Mohan (C.S. Can., 1994-05-05), SOQUIJ AZ-94111042, J.E. 94-778, [1994] 2 R.C.S. 9, à savoir la pertinence, la nécessité, l'absence de toute règle d'exclusion et la qualification suffisante de l'expert. Tout témoignage qui ne satisfait pas à ces critères devrait être exclu. Dans un deuxième temps, le juge-gardien exerce son pouvoir discrétionnaire en déterminant si le témoignage d'expert qui satisfait aux conditions préalables à l'admissibilité est assez avantageux pour le procès pour justifier son admission malgré le préjudice potentiel, pour le procès, qui peut découler de son admission.

L'expert a l'obligation envers le tribunal de donner un témoignage d'opinion qui soit juste, objectif et impartial. Il doit être conscient de cette obligation et pouvoir et vouloir s'en acquitter. L'opinion de l'expert doit être impartiale, en ce sens qu'elle découle d'un examen objectif des questions à trancher. Elle doit être indépendante, c'est-à-dire qu'elle doit être le fruit du jugement indépendant de l'expert, non influencée par la partie pour qui il témoigne ou l'issue du litige. Elle doit être exempte de parti pris, en ce sens qu'elle ne doit pas favoriser injustement la position d'une partie au détriment de celle de l'autre. Le critère décisif est que l'opinion de l'expert ne changerait pas, peu importe la partie qui aurait retenu ses services. Ces concepts, il va sans dire, doivent être appliqués aux réalités du débat contradictoire.

C'est sous le volet «qualification suffisante de l'expert» du cadre établi par l'arrêt Mohan qu'il convient d'abord d'examiner les préoccupations concernant l'obligation de l'expert envers le tribunal et s'il peut ou veut s'en acquitter. Le témoin expert proposé qui ne peut ou ne veut s'acquitter de son obligation envers le tribunal ne possède pas la qualification suffisante pour exercer ce rôle. S'il ne satisfait pas à ce critère d'admissibilité, son témoignage ne devrait pas être admis. Or, dès lors qu'il y est satisfait, toute réserve qui demeure quant à savoir si l'expert s'est conformé à son obligation devrait être examinée dans le cadre de l'analyse coût-bénéfices qu'effectue le juge dans l'exercice de son rôle de gardien.

L'idée, en imposant ce critère supplémentaire, n'est pas de prolonger ni de complexifier les procès et il ne devrait pas en résulter un tel effet. Le juge de première instance doit déterminer, compte tenu tant de la situation particulière de l'expert que de la teneur du témoignage proposé, si l'expert peut ou veut s'acquitter de sa principale obligation envers le tribunal. En l'absence d'une contestation, il est généralement satisfait au critère dès lors que l'expert, dans son attestation ou sa déposition, reconnaît son obligation et l'accepte. Toutefois, si la partie qui s'oppose à l'admission démontre un motif réaliste de croire que l'expert ne peut ou ne veut s'acquitter de son obligation, il revient à la partie qui produit la preuve d'en établir l'admissibilité. La décision d'exclure le témoignage à la première étape de l'analyse pour non-conformité aux critères d'admissibilité ne devrait être prise que dans les cas manifestes où l'expert proposé ne peut ou ne veut fournir une preuve juste, objective et impartiale. Dans les autres cas, le témoignage ne devrait pas être exclu d'office, et son admissibilité sera déterminée à l'issue d'une pondération globale du coût et des bénéfices de son admission.

La notion d'apparence de parti pris n'est pas pertinente lorsqu'il s'agit de déterminer si le témoin expert pourra ou voudra s'acquitter de sa principale obligation envers le tribunal. Lorsque l'on se penche sur l'intérêt d'un expert ou sur ses rapports avec une partie, il ne s'agit pas de se demander si un observateur raisonnable penserait que l'expert est indépendant ou non; il s'agit plutôt de déterminer si la relation de l'expert avec une partie ou son intérêt fait en sorte qu'il ne peut ou ne veut s'acquitter de sa principale obligation envers le tribunal, en l'occurrence apporter au tribunal une aide juste, objective et impartiale.

En l'espèce, le dossier ne révèle aucun élément qui permette de conclure que le témoignage de M. devrait être exclu parce que celle-ci ne pouvait ou ne voulait rendre devant le tribunal un témoignage juste, objectif et impartial. La majorité de la Cour d'appel a eu raison de conclure que le juge des requêtes avait commis une erreur manifeste et dominante en estimant que M. était dans une situation de conflit d'intérêts qui l'empêchait de rendre un témoignage objectif et impartial.


Dernière modification : le 10 août 2022 à 12 h 30 min.