Résumé de l'affaire
Pourvois à l'encontre de deux jugements, l'un de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique et l'autre de la Cour d'appel de l'Ontario, qui portent sur la «règle du choix de la loi applicable» dans le cas d'accidents d'automobile mettant en cause des résidants de différentes provinces. Accueillis.
Dans la cause Tolofson c. Jensen, le demandeur, Kim Tolofson, était âgé de 12 ans au moment où il a été grièvement blessé lors d'un accident survenu entre le véhicule de Leroy Jensen et la voiture conduite par son père, Roger, dans laquelle il prenait place. L'accident s'est produit en Saskatchewan. Les Tolofson étaient résidants de la Colombie-Britannique et leur voiture était immatriculée dans cette province. Jensen était résidant de la Saskatchewan, où sa voiture était immatriculée. Huit ans plus tard, le demandeur a intenté une action en Colombie-Britannique, tenant pour acquis que son action était prescrite suivant la loi de la Saskatchewan. En outre, la loi de la Saskatchewan, à la différence de celle de la Colombie-Britannique, ne permettait pas qu'un passager à titre gratuit soit indemnisé en l'absence d'inconduite délibérée ou téméraire de la part du conducteur de la voiture dans laquelle il prenait place. Aucun des défendeurs n'a reconnu sa responsabilité. Les défendeurs ont présenté, avec le consentement des parties, une requête visant à faire déterminer si le tribunal était forum non conveniens ou, subsidiairement, si la loi de la Saskatchewan s'appliquait. Le juge saisi de la requête l'a rejetée en décidant que le choix de la loi applicable était inextricablement lié aux questions de compétence et de forum conveniens, et qu'il était donc fonction des décisions rendues à cet égard. La Cour d'appel a conclu que la loi du for devrait s'appliquer. En plus de déterminer quelle loi est applicable, il s'agit de répondre à la question subsidiaire suivante: à supposer que la loi substantielle applicable soit celle du lieu où le délit a été commis, le délai de prescription établi en vertu de cette loi est-il inapplicable au motif qu'il s'agit d'une règle de procédure qui ne lie donc pas le tribunal qui entend l'affaire, ou constitue-t-il une règle de fond?

Dans la cause de Tutrice à l'instance de Lucas c. Gagnon, Mme Gagnon a intenté contre son mari une action en sa qualité personnelle et en sa qualité de tutrice à l'instance de deux enfants pour les blessures subies lors d'un accident de la circulation survenu au Québec et mettant en cause son mari et M. Lavoie. Les Gagnon étaient résidants de l'Ontario; M. Lavoie était résidant du Québec. Mme Gagnon s'est désistée de son action contre M. Lavoie à la suite d'un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario, selon lequel la responsabilité d'un résidant du Québec était régie par la loi du Québec. Toutefois, M. Gagnon avait fait une demande entre défendeurs contre M. Lavoie, et il n'y a pas eu désistement à l'égard de cette demande. Mme Gagnon a obtenu de l'assureur ontarien de M. Gagnon la totalité des prestations auxquelles elle avait droit en vertu du régime québécois d'assurance sans égard à la faute, et l'assureur ontarien a été remboursé par la Régie de l'assurance automobile du Québec. L'unique possibilité pour Mme Gagnon d'obtenir des dommages-intérêts était d'exercer son recours en Ontario, car elle ne pouvait pas intenter une action en dommages-intérêts au Québec en vertu de la Loi sur l'assurance automobile du Québec.

À la suite d'une requête présentée par M. et Mme Gagnon (dont M. Lavoie n'a pas été avisé) en vue de faire trancher certains points de droit, la Cour de l'Ontario, Division générale, a décidé que le tribunal de l'Ontario avait compétence, qu'il devait accepter d'exercer cette compétence, que la loi de l'Ontario s'appliquait et que l'action de M. Gagnon contre M. Lavoie était recevable. MM. Gagnon et Lavoie ont interjeté appel quant aux questions de savoir si la loi de l'Ontario s'appliquait et si la demande entre défendeurs que M. Gagnon avait faite contre M. Lavoie était recevable. La Cour d'appel de l'Ontario a conclu que la loi de l'Ontario s'appliquait à l'action intentée contre M. Gagnon mais que la loi du Québec s'appliquait à toute demande contre M. Lavoie étant donné qu'il n'était pas résidant ontarien et que l'accident était survenu au Québec. Ce second cas soulève la question de savoir si le régime québécois d'assurance sans égard à la faute s'applique aux situations où toutes les parties ou certaines d'entre elles sont non résidantes.
Décision
M. le juge La Forest, à l'opinion duquel souscrivent les juges Gonthier, Cory, McLachlin et Iacobucci: La règle de droit international privé qui devrait généralement s'appliquer en matière de responsabilité délictuelle est la loi du lieu où l'activité s'est déroulée, c'est-à-dire la lex loci delicti. Ce point de vue est conforme au principe de la territorialité des lois selon l'ordre juridique international et le régime fédéral. Il répond aussi à un certain nombre de considérations pratiques valables. La règle est certaine, facile à appliquer et prévisible. De plus, elle répond à des attentes normales, en ce sens que les gens s'attendent habituellement à ce que leurs activités soient régies par la loi du lieu où ils se trouvent et à ce que les avantages et les responsabilités juridiques s'y rattachant soient définis en conséquence. Le gouvernement de ce lieu est le seul habilité à régir ces activités. Les autres États et les étrangers partagent normalement les mêmes attentes.

L'ancienne règle britannique, retenue dans l'arrêt McLean c. Pettigrew (C.S. Can., 1944-12-20), [1945] R.C.S. 62, suivant laquelle les tribunaux devraient appliquer leur propre loi (lex fori) aux fautes commises dans un autre pays, à la condition que la faute en question soit «injustifiable» dans cet autre pays, est inacceptable. Cela impliquerait la définition par un tribunal de la nature et des conséquences d'un acte accompli dans un autre pays, ce qui, en l'absence de quelque justification de principe, va à l'encontre du principe de la territorialité. En pratique, les tribunaux de différents pays suivraient des règles différentes à l'égard de la même faute, et les justiciables, en quête du lieu le plus avantageux pour faire trancher un litige, seraient incités à rechercher un tribunal favorable. Si l'on appliquait la même solution aux composantes d'un État fédéral comme le Canada, la recherche d'un tribunal favorable en serait d'autant facilitée.

Il n'y a aucune raison sérieuse de suivre la loi du for. Le problème que constitue la preuve de la loi étrangère a été considérablement atténué par le progrès des transports et des communications. Il y a lieu de renverser l'arrêt McLean c. Pettigrew, qui a appliqué la loi du for même lorsque l'action reprochée n'ouvrait pas droit à une action en justice suivant la loi du lieu du délit. Son application dans le contexte fédéral soulève de graves difficultés sur le plan constitutionnel.

La nature des arrangements constitutionnels au Canada — un pays unique formé de provinces dotées d'une compétence législative territoriale — justifie l'adoption d'une règle certaine qui garantit qu'un acte commis dans une partie du pays aura le même effet juridique partout au pays. C'est là un puissant argument en faveur de la règle de la lex loci delicti. À cet égard, étant donné la mobilité des Canadiens et les nombreux traités communs de la loi de diverses provinces ainsi que la nature essentiellement unitaire du système judiciaire canadien, il n'est pas nécessaire d'adopter une règle invariable voulant que l'affaire ouvre également droit à une action dans la province du tribunal saisi. Ce facteur devrait être pris en considération pour déterminer s'il existe, avec le tribunal saisi, un lien réel et substantiel qui justifie l'exercice de sa compétence. Tout problème qui risquerait de surgir pourrait être résolu par une application sensée de la règle du forum non conveniens.

L'application stricte de la lex loci delicti a également l'avantage d'être nettement conforme à la Constitution, ce qu'il ne faut pas passer sous silence étant donné la nature largement inexplorée du domaine et le danger consécutif qu'une règle établie en l'absence de tout cadre constitutionnel puisse, après examen, se révéler contraire à des impératifs de cet ordre.

L'un des principaux objectifs de toute règle de droit international privé est de créer la certitude dans la loi. Toute exception ajoute un élément d'incertitude. Cependant, étant donné qu'une règle stricte sur le plan international pourrait entraîner une injustice, les tribunaux devraient conserver le pouvoir discrétionnaire d'appliquer leur propre loi en pareil cas, encore que ces cas seraient rares. En fait, si elle n'est pas strictement limitée aux situations où il est question de rapports étroits et opportuns entre les parties, une exception pourrait entraîner une injustice.

L'ordre et l'équité sont les principes fondamentaux du droit international privé, mais l'ordre vient en premier étant donné qu'il est une condition préalable de la justice. Les considérations d'ordre public ne devraient jouer qu'un rôle limité, s'il en est, dans les actions qui se déroulent entièrement au Canada. Les arguments en faveur d'une exception fondée sur l'ordre public reposent simplement sur le fait que le tribunal n'approuve pas la loi que la législature a choisi d'adopter. Toutefois, on ne met pas ordinairement de côté la loi interne en faveur des visiteurs. La perception selon laquelle les parties veulent que ce soit la loi de leur lieu de résidence qui s'applique n'est pas valable.

Sur le plan international, la règle voulant que la faute doive ouvrir droit à une action en vertu de la loi canadienne n'est pas vraiment nécessaire étant donné que la compétence des tribunaux canadiens se limite aux questions à l'égard desquelles il existe un lien réel et substantiel avec le ressort du tribunal saisi. Le fait qu'une faute n'ouvrirait pas droit à une action dans le ressort du tribunal saisi, si elle y était commise, pourrait constituer un facteur susceptible d'être mieux soupesé en examinant la question du forum non conveniens ou celle de savoir si l'instruction de l'action serait contraire à l'ordre public dans le ressort du tribunal saisi.

La loi substantielle de la Saskatchewan s'applique à l'affaire Tolofson c. Jensen, ce qui inclut sa règle en matière de prescription. Dans toute action où il est question d'appliquer une loi étrangère, la qualification d'une règle de droit comme étant une règle de fond ou une règle de procédure revêt une importance cruciale car, bien qu'il se puisse que les droits substantiels des parties à une action soient régis par une loi étrangère, toutes les questions relevant de la procédure sont régies exclusivement par la loi du tribunal saisi. On ne saurait s'attendre à ce que le tribunal saisi applique les règles de procédure de l'État étranger dont il veut appliquer la loi. Les règles de procédure du tribunal saisi existent pour sa commodité et les juges de ce tribunal les comprennent.

Les raisons qui sous-tendent la vieille règle de common law selon laquelle la prescription est toujours une règle de procédure n'ont pas leur place dans le contexte moderne. Le délai de prescription en l'espèce était une règle de fond parce qu'il conférait au défendeur un droit acquis d'invoquer la prescription. La prescription comme moyen de défense a été dûment plaidée en l'espèce et toutes les parties ont tenu pour acquis qu'il s'agissait d'un moyen de défense valide si la loi de la Saskatchewan s'appliquait. Un tribunal de la Colombie-Britannique ne devrait pas le rejeter comme étant contraire à l'ordre public. La mesure dans laquelle les lois en matière de prescription devraient protéger les particuliers contre les demandes caduques fait intervenir des considérations de principe non liées à la manière dont un tribunal doit s'acquitter de sa tâche, et l'évaluation qui doit être faite à cet égard peut varier d'un endroit à l'autre.

Dans l'affaire Tutrice à l'instance de Lucas c. Gagnon, la loi du Québec s'applique tant en vertu du régime d'assurance sans égard à la faute en vigueur dans cette province qu'en vertu de la lex loci delicti. Abstraction faite d'autres considérations, il est clair que le législateur a voulu que ces dispositions s'appliquent à toutes les personnes ayant un accident au Québec, quelle que soit leur province de résidence, ce qui relève manifestement de la compétence constitutionnelle de la province. Le nouveau Code civil du Québec (L.Q. 1991, c. 64), qui n'était pas en vigueur au moment de l'accident, n'a pas modifié la situation des parties. Même s'il avait été applicable au moment de l'accident, le texte de la Loi sur l'assurance automobile l'emportait clairement sur le droit commun. L'article 4 supprime non seulement les droits d'action, mais également «tous les droits [...] de quiconque».

M. le juge Sopinka: Les motifs du juge La Forest sont acceptés, sous réserve des observations du juge Major.

M. le juge Major: Il y a lieu de résoudre en fonction de la règle de la lex loci delicti la question de savoir quelle loi provinciale devrait régir le litige. Il n'était pas nécessaire d'établir une règle absolue n'admettant aucune exception. Les parties peuvent s'entendre pour choisir d'être régies par la lex fori et il existe un pouvoir discrétionnaire de déroger à la règle absolue dans le cas d'un litige international où l'application de la loi locale aurait pour effet de causer une injustice. Il n'y a pas lieu d'écarter la possibilité de reconnaître une exception similaire dans le cas d'un litige interprovincial.


Dernière modification : le 14 août 2022 à 15 h 38 min.