Résumé de l'affaire
Appels d'un jugement de la Cour supérieure ayant accueilli en partie un recours collectif. Appel principal accueilli et appel incident rejeté.
Le syndicat représente les cols bleus de la Ville de Montréal, y compris ceux des anciennes municipalités existant avant la fusion de janvier 2002. Le 16 septembre 2003, les négociations entre le syndicat et la Ville portant sur l'harmonisation des conditions de travail ont été interrompues. Le lendemain, 300 cols bleus des anciennes municipalités ont quitté leur travail et ont circulé avec leurs véhicules lourds autour de l'hôtel de ville de Montréal. La manifestation a perturbé la circulation automobile pendant plus de deux heures. Le Conseil des services essentiels a ordonné au syndicat de faire en sorte que les membres fournissent leur prestation normale de travail. L'intimé a été autorisé à exercer un recours collectif au nom des automobilistes retardés par la manifestation. La juge de première instance a accueilli le recours en partie après avoir conclu que la manifestation constituait une grève illégale, que le syndicat avait commis une faute et qu'une indemnité de 885 875 $ devait être payée à deux organisations caritatives, d'où les appels.
Décision
M. le juge Brossard: La juge de première instance a confondu le caractère illégal de la grève et la qualification à donner à la manifestation. Cette dernière a été déterminante dans son interprétation de la preuve et les inférences de droit qu'elle en a tirées justifient une intervention de la Cour. La juge a confondu la grève, soit l'arrêt concerté de travail, et la manifestation qui a eu lieu à cette occasion. Elle a conclu que la manifestation du 17 septembre constituait une grève au sens de l'article 1 g) du Code du travail. Pour ce faire, elle s'est essentiellement fondée sur la décision du Conseil des services essentiels. Or, le code définit la grève comme la cessation concertée de travail par un groupe de salariés. Pour que cette cessation soit légale, elle doit avoir été déclenchée après que les travailleurs se sont conformés aux prescriptions de la loi, ce qui n'a pas été le cas en l'espèce. Bien plus, c'est la grève et non la manifestation que le Conseil a qualifiée d'illégale. L'équation entre le caractère illégal d'une grève et celui d'une manifestation n'est pas automatique. De plus, cette qualification de la juge est inconciliable avec ses conclusions de fait. Celle-ci a conclu que la manifestation s'était déroulée dans l'ordre, sans excès, en permettant à la circulation de se poursuivre et en ne bloquant pas les points d'accès. Or, une telle manifestation ne peut être qualifiée d'illégale et constitue l'exercice du droit fondamental à la libre expression. En outre, la juge aurait dû rejeter le recours collectif au motif d'absence de lien de causalité entre le caractère illégal de la manifestation et les inconvénients subis par les membres du groupe. Le fait de se retrouver dans un bouchon de circulation et d'être retardé ne peut constituer un dommage directement attribuable à la grève illégale. Pour pouvoir être compensé, un dommage doit être directement relié à la faute. Ceux pour lesquels l'intimé réclame une indemnisation constituent des dommages indirects. Aucune faute ne peut être imputée au syndicat dans le cours de la manifestation et la juge a reconnu que ce sont les policiers qui, de bonne foi, ont fermé les accès au quadrilatère visé et ont détourné la circulation. Faire abstraction de la nécessité d'un lien de causalité direct ferait en sorte que toutes les obstructions temporaires de la circulation entraîneraient la responsabilité de la personne qui en serait la cause. Bien plus, l'article 1457 du Code civil du Québec prévoit la compensation d'un préjudice corporel, moral ou matériel. En l'espèce, la conséquence des bouchons de circulation consiste essentiellement dans le délai qui en résulte. Or, un délai ne peut constituer un préjudice; seules ses conséquences en sont. Ainsi, un délai causé à un usager de la route n'entraîne pas nécessairement un préjudice. Le droit de circuler en voiture, de la façon la plus directe entre deux points, le plus rapidement possible, sans être victime de quelque délai pour quelque cause ne constitue pas un droit assimilable à un droit protégé par la Charte canadienne des droits et libertés et la Charte des droits et libertés de la personne, en tenant pour acquis qu'il s'agit d'un droit. Bien plus, le préjudice pour lequel est réclamée l'indemnité ne constitue pas un préjudice moral, qui vise essentiellement les attributs humains d'une personne. L'expression «troubles et inconvénients» ne peut être confondue avec le préjudice moral. D'ailleurs, la juge a elle-même reconnu la quasi-impossibilité d'établir l'existence d'un préjudice commun aux membres à partir de quelques témoignages individuels. L'appel principal est accueilli, mais l'appel incident est rejeté, faute de preuve d'une erreur manifeste et dominante de la juge dans son refus d'accorder une indemnité en vertu de l'article 49 de la Charte des droits et libertés de la personne.