Résumé de l'affaire

 B exploite deux centres de formation pour pilotes, à Montréal et à Dallas, sur les types d’avion qu’elle produit. Ces formations sont offertes à des titulaires de licences de pilote délivrées par différentes autorités, y compris le Canada et les États-Unis. L, un citoyen canadien né au Pakistan, détient des licences de pilote canadienne et américaine. En 2004, L s’inscrit à une formation au centre de B à Dallas sur la base de sa licence américaine. Une approbation de sécurité est demandée aux autorités américaines pour L, conformément aux mesures accrues de sécurité en matière d’aviation mises en place par les États-Unis dans la foulée des attentats terroristes du 11 septembre 2001. Cette approbation est refusée. Conséquemment, L ne peut suivre la formation chez B sur la base de sa licence américaine. B refuse également de lui donner cette formation au centre de Montréal sur la base de sa licence canadienne. D’avis que ce refus de B est discriminatoire à son endroit, L dépose une plainte auprès de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (« Commission »). Après enquête, cette dernière saisit le Tribunal des droits de la personne, reprochant à B d’avoir porté atteinte au droit de L de bénéficier de services ordinairement offerts au public et à son droit à la sauvegarde de sa dignité et de sa réputation, sans discrimination fondée sur l’origine ethnique ou nationale, contrairement aux art. 4, 10 et 12 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec.

Le Tribunal donne raison à la Commission, et condamne B à verser à L des dommages-intérêts. Il ordonne également à B de cesser d’appliquer ou de considérer les normes et décisions des autorités américaines en matière de sécurité nationale lors du traitement de demandes de formation de pilote sur la base d’une licence de pilote canadienne. La Cour d’appel infirme la décision du Tribunal, étant d’avis que celui-ci ne pouvait conclure à un acte discriminatoire de la part de B sans avoir la preuve que la décision des autorités américaines était elle-même fondée sur un motif prohibé par la Charte.

Décision

M. le juge Wagner et Mme la juge Côté: Le recours entrepris en cas de plainte fondée sur la Charte des droits et libertés de la personne comporte une démarche à deux volets qui impose successivement au demandeur et au défendeur un fardeau de preuve distinct. Cette analyse à deux volets ne change pas, quelle que soit la forme que prend la discrimination. Le fait que le profilage racial soit reconnu comme une forme prohibée de discrimination n'altère donc pas cette démarche. Dans un premier temps, l'article 10 de la charte requiert du demandeur qu'il apporte la preuve de trois éléments: (1) une distinction, exclusion ou préférence; (2) fondée sur l'un des motifs énumérés au premier alinéa de l'article 10; (3) qui a pour effet de détruire ou de compromettre le droit à la pleine égalité dans la reconnaissance et l'exercice d'un droit ou d'une liberté de la personne. Si ces trois éléments sont établis, il y a alors «discrimination prima facie» ou «à première vue». Dans un second temps, le défendeur peut justifier sa décision ou sa conduite en invoquant les exemptions prévues par la loi sur les droits de la personne applicable ou celles développées par la jurisprudence. S'il échoue, le tribunal conclura alors à l'existence de discrimination.

Le premier élément constitutif de la discrimination prima facie ne présente pas de difficultés: le demandeur doit prouver l'existence d'une différence de traitement, c'est-à-dire qu'une décision, mesure ou conduite le touche d'une manière différente par rapport à d'autres personnes auxquelles elle peut s'appliquer. Relativement au deuxième élément, le demandeur a le fardeau de démontrer qu'il existe un lien entre un motif prohibé de discrimination et la distinction, l'exclusion ou la préférence dont il se plaint ou, en d'autres mots, que ce motif a été un facteur dans la distinction, l'exclusion ou la préférence. Il n'est pas essentiel que ce lien soit exclusif: il suffit que le motif ait contribué aux décisions ou aux gestes reprochés pour que ces derniers soient considérés discriminatoires. Finalement, en ce qui concerne le troisième élément, le demandeur doit démontrer que la distinction, l'exclusion ou la préférence affecte l'exercice en pleine égalité de l'un de ses droits ou libertés garantis par la charte. Contrairement à la Charte canadienne des droits et libertés, la charte québécoise ne protège pas le droit à l'égalité en soi: ce droit n'est protégé que dans l'exercice des autres droits et libertés garantis par la charte. Le droit à l'absence de discrimination ne peut donc à lui seul fonder un recours et doit nécessairement être rattaché à un autre droit ou liberté de la personne reconnu par la loi.

Le demandeur doit démontrer l'existence des trois éléments constitutifs de la discrimination prima facie selon la norme de preuve de la prépondérance des probabilités habituellement requise en droit civil. Dans un contexte de discrimination, l'expression «prima facie» ou «à première vue» ne renvoie qu'au premier volet de la démarche à suivre, et ne modifie aucunement le degré de preuve applicable. L'utilisation de cette expression s'explique tout simplement en raison de l'analyse à deux volets des plaintes de discrimination fondées sur la charte, et vise seulement les trois éléments dont la partie demanderesse doit faire la preuve dans le cadre du premier volet. En l'absence de justification établie par le défendeur, la présentation d'une preuve prépondérante à l'égard de ces trois éléments sera suffisante pour permettre au tribunal de conclure à la violation de l'article 10 de la charte. Par ailleurs, si le défendeur parvient à justifier sa décision ou sa conduite, lui aussi selon la norme de preuve fondée sur la prépondérance des probabilités, il n'y aura pas de violation, et ce, même en présence de discrimination prima facie. Le défendeur peut donc présenter soit des éléments de preuve réfutant l'allégation de discrimination prima facie, soit une défense justifiant la discrimination, ou les deux.

Comme la décision du Tribunal en l'espèce n'est pas fondée sur la preuve présentée, elle est déraisonnable et doit être infirmée. La Commission devait démontrer que la décision de B. était discriminatoire en établissant, par prépondérance de preuve, un lien entre cette décision et l'origine ethnique ou nationale de L. Puisque B. a refusé la demande de formation de L. uniquement en raison du refus des autorités américaines de délivrer à ce dernier une approbation de sécurité, la preuve d'un lien entre la décision des autorités américaines et un motif prohibé de discrimination aurait satisfait au deuxième élément de l'analyse relative à la discrimination prima facie. Or, la Commission n'a pas présenté de preuve suffisante directe ou circonstancielle pour démontrer que l'origine ethnique ou nationale de L. avait joué de quelque façon que ce soit dans la réponse défavorable des autorités américaines à l'égard de sa demande de vérification de sécurité. On ne peut présumer, du seul fait de l'existence d'un contexte social de discrimination envers un groupe, qu'une décision particulière prise à l'encontre d'un membre de ce groupe est nécessairement fondée sur un motif prohibé au sens de la charte. En pratique, cela reviendrait à inverser le fardeau de la preuve en matière de discrimination. En effet, même circonstancielle, une preuve de discrimination doit présenter un rapport tangible avec la décision ou la conduite contestée. En conséquence, le Tribunal ne pouvait conclure en l'espèce que la décision de B. constituait de la discrimination prima facie visée par la charte. La conclusion dans la présente affaire ne signifie pas qu'une entreprise peut se faire le relais aveugle d'une décision discriminatoire émanant d'une autorité étrangère sans engager sa responsabilité au regard de la charte. Cette conclusion découle du fait qu'il n'y a tout simplement pas de preuve d'un lien entre un motif prohibé et la décision étrangère en cause.


Dernière modification : le 23 juillet 2022 à 18 h 17 min.