Résumé de l'affaire

Pourvoi à l'encontre d'un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique ayant infirmé un jugement de la Cour Suprême de la Colombie-Britannique. Rejeté.
Lafarge Canada Inc. souhaitait construire une installation intégrée de déchargement des navires et de centrale à béton sur un terrain situé sur le front de mer et appartenant à l'Administration portuaire de Vancouver («APV»), une entreprise fédérale constituée en vertu de la Loi maritime du Canada de 1998. La ville de Vancouver, qui a proposé certaines modifications au projet, ainsi que l'APV ont donné leur approbation de principe au projet, mais un groupe de contribuables s'y est opposé et a présenté à la Cour suprême de la Colombie-Britannique une requête plaidant que la ville avait refusé d'exercer sa compétence à l'égard des terrains et qu'elle aurait dû insister pour que Lafarge obtienne un permis d'aménagement municipal. L'APV a répondu qu'aucun permis municipal n'était nécessaire parce que ses terrains bénéficiaient de l'application de la doctrine de l'exclusivité des compétences, s'agissant d'une «propriété publique» fédérale au sens de l'article 91 paragraphe 1A de la Loi constitutionnelle de 1867, ou parce que la gestion de ces terrains est essentielle à «l'entreprise fédérale» de l'APV relevant de la compétence fédérale en matière de «navigation et bâtiments ou navires» prévue à l'article 91 paragraphe 10. Subsidiairement, l'APV a plaidé qu'il existait un conflit d'application qui devait, conformément à la doctrine de la prépondérance fédérale, être résolu en faveur de la compétence fédérale. Le juge en chambre a accueilli la demande des contribuables et a déclaré que l'APV n'avait pas compétence pour approuver le projet. La Cour d'appel a annulé cette décision, a conclu que les terrains de l'APV étaient une «propriété publique» au sens de l'article 91 paragraphe 1A de la Loi constitutionnelle de 1867 et a déclaré que le règlement de zonage et d'aménagement de la ville ne s'appliquait pas aux installations projetées.

Décision

MM. les juges Binnie et LeBel, à l'opinion desquels souscrivent les juges Deschamps, Fish, Abella et Charron: La présente affaire devrait être tranchée suivant la doctrine de la prépondérance fédérale et non suivant celle de l'exclusivité des compétences. Selon Banque canadienne de l'Ouest c. Alberta (C.S. Can., 2007-05-31), 2007 CSC 22, SOQUIJ AZ-50435443, J.E. 2007-1068, dont les motifs sont déposés simultanément, la doctrine de l'exclusivité des compétences ne devrait généralement pas être appliquée lorsque la matière législative présente un double aspect et que les autorités, tant fédérale que provinciale, ont toutes deux un intérêt impérieux. En l'absence de mesures fédérales de contrôle de l'utilisation des sols valides et applicables à ces terrains, le fédéralisme ne commande pas un vide réglementaire, un résultat qu'entraînerait l'exclusivité des compétences. La matière en cause en l'espèce — l'aménagement des terrains du front de mer — pourrait potentiellement relever de la compétence provinciale ou fédérale, selon la propriété et l'utilisation que l'on se propose de faire du terrain. Les terrains du front de mer ne cessent pas d'être «dans la province» parce qu'ils peuvent éventuellement servir à des activités assujetties à la réglementation fédérale, mais la compétence fédérale prévaudra sur la compétence provinciale dans les cas où des lois valides, l'une fédérale et l'autre provinciale, s'appliquent à différents aspects de l'utilisation projetée et donnent lieu à un conflit d'application.

La Loi maritime du Canada est une loi fédérale qui, en raison de son caractère véritable, se rapporte tant à la gestion d'une «propriété publique» qu'à «la navigation et les bâtiments ou navires». L'article 91 paragraphe 1A de la Loi constitutionnelle de 1867 n'étend pas l'application de l'exclusivité des compétences à tous les biens dont le gouvernement fédéral a la maîtrise. En l'absence d'une relation de mandataire, la propriété publique doit comprendre un élément de propriété fédérale afin de bénéficier de l'immunité constitutionnelle à l'égard des règlements provinciaux relatifs à l'utilisation des sols. L'État fédéral n'a aucun intérêt propriétal sur les terrains en question. Selon les lettres patentes de l'APV, les terrains que Lafarge propose de louer de l'APV pour son projet sont décrits à l'annexe C. Aux termes de la Loi maritime du Canada, les terrains décrits à l'annexe C appartiennent à l'APV et non à l'État, et il est prévu expressément que l'APV n'est pas un mandataire de l'État pour les besoins de la gestion de ces terrains. Puisque l'article 91 paragraphe 1A crée une immunité fondée sur un intérêt propriétal, les terres de l'annexe C ne sont pas la «propriété publique» de l'État fédéral et ne sont donc pas visées à l'article 91 paragraphe 1A. L'attribution aux terres décrites à l'annexe C du statut prévu à l'article 91 paragraphe 1A et leur assujettissement par le fait même à un régime fédéral auquel le statut de non-mandataire de l'État devait permettre d'échapper serait contraire à l'objectif législatif du Parlement. [48] [53] [56] [60] [72]

L'exclusivité des compétences ne s'applique pas non plus à chaque élément d'une entreprise constituée en société sous le régime d'une loi fédérale ou assujettie à la réglementation fédérale; son application est limitée aux éléments vitaux ou essentiels de l'entreprise. Aucune compétence fédérale n'est expressément prévue en matière de «terrains portuaires». L'autorité législative de l'APV doit donc découler de la compétence fédérale sur «la navigation et les bâtiments ou navires» prévue à l'article 91 paragraphe 10 de la Loi constitutionnelle de 1867. Cette autorité peut assujettir à la compétence fédérale une matière par ailleurs assujettie à la compétence provinciale si elle est «intégrée étroitement» au domaine de la navigation et des bâtiments ou navires. En l'espèce, les mesures de contrôle de l'utilisation des sols prises aux termes de la Loi maritime du Canada vont au-delà des biens de l'État afin d'englober des utilisations «étroitement intégrées» au domaine de la navigation et des bâtiments ou navires. Leur portée couvre le projet Lafarge que la ville et l'APV envisagent depuis le début comme une installation intégrant des services de transport et de malaxage dans laquelle le transport maritime constitue un aspect dominant. Le port n'est pas une enclave fédérale. L'APV possède et loue des terrains utilisés pour diverses activités. Autoriser la construction d'une centrale à béton sur ces terrains portuaires ne relève pas des fonctions essentielles ou vitales de l'APV. En l'espèce, l'autorisation s'inscrit plutôt dans une entreprise accessoire au transport maritime. L'absence de mesures valides et applicables de réglementation fédérale de l'utilisation des sols ne placerait pas les terrains en cause dans un vide réglementaire. Les mesures provinciales de contrôle de l'utilisation des sols seraient alors applicables. Les arguments du gouvernement fédéral en faveur de l'exclusivité des compétences sont donc rejetés. [42] [65-66] [72-73]

Cependant, les conditions préalables à l'application de la doctrine de la prépondérance fédérale sont respectées et la demande des contribuables devrait être rejetée pour ce motif. Premièrement, il existe un texte législatif fédéral valide et applicable, soit la Loi maritime du Canada. Le plan d'utilisation des sols comme les politiques et procédures autorisées par cette loi doivent être interprétés en fonction de l'étendue de la compétence fédérale. La compétence sur la navigation et les bâtiments ou navires est la seule source de compétence fédérale reliée aux terrains affectés au projet Lafarge. L'ensemble du projet Lafarge devant être réalisé sur les terrains de l'APV décrits à l'annexe C est suffisamment «intégré» à l'installation de déchargement des navires et des barges pour que la réglementation fédérale s'applique à tous ses aspects. Deuxièmement, il existe un texte législatif provincial valide et applicable. Le règlement de zonage et d'aménagement municipal constitue l'exercice valide d'un pouvoir législatif autorisé par la province. Les mesures de contrôle de l'utilisation des sols constituent des textes législatifs d'application générale qui n'ont pas pour objet la navigation et les bâtiments ou navires. Troisièmement, les deux textes législatifs valides ne sont pas susceptibles d'application simultanée: il existe en l'espèce un conflit d'application parce qu'un juge n'aurait pas pu appliquer à la fois la loi fédérale et le règlement municipal. Le dossier confirme la présence de zones de conflit pour ce qui est de la limite de hauteur ainsi que des normes relatives au bruit et à la pollution. L'application du règlement municipal dans ces matières entraverait la réalisation de l'objectif fédéral en privant l'APV de son pouvoir de décision définitive sur la mise en oeuvre d'un projet que la ville et l'APV ont toutes deux considéré comme principalement relié au transport maritime relativement à des matières qui relèvent de la compétence législative du Parlement. [75] [78-82]

M. le juge Bastarache: Le pourvoi doit être rejeté uniquement en appliquant comme il se doit la doctrine de l'exclusivité des compétences dans le contexte de la compétence du Parlement sur la navigation et les bâtiments ou navires. Même si cette doctrine a été critiquée, ses opposants n'ont pas réussi à démontrer pourquoi il faudrait y renoncer. Sans elle, il n'y aurait aucun moyen d'atténuer une loi provinciale de façon à ce qu'elle devienne inapplicable à une matière fédérale tout en préservant son applicabilité aux autres matières qui ne relèvent pas de la compétence fédérale. De même, rien ne permettrait d'empêcher l'application non autorisée d'une loi provinciale par ailleurs valide à une matière fédérale dans des situations où il n'existe aucune loi fédérale incompatible. [103] [107]

La doctrine de l'exclusivité des compétences porte sur la compétence: l'important est de savoir si une loi provinciale «touche» le contenu essentiel d'un chef de compétence législative fédérale. Le critère qui détermine l'exclusivité des compétences ne devrait donc pas insister sur l'activité ou sur l'exploitation précise qui est en cause et sur la question de savoir si cette activité ou utilisation échappe au règlement municipal, mais plutôt sur celle de savoir si la compétence fédérale en cause échappe à l'application de la loi provinciale. Vu l'importance accordée à la compétence plutôt qu'à la mesure, il n'est pas nécessaire qu'une mesure législative ou exécutive fédérale «occupe le champ» pour que l'immunité s'applique à un domaine de compétence législative fédérale. Le simple fait qu'une loi provinciale ou un règlement municipal «touche» un élément essentiel d'un domaine de compétence fédérale exclusive suffit à les rendre inapplicables à l'égard d'une entreprise fédérale. Il ne faut pas donner au terme «touche» un sens exigeant que le contenu essentiel de la compétence fédérale, ou les opérations de l'entreprise, soient complètement paralysés; pour que l'immunité puisse s'appliquer, l'application de la loi provinciale doit produire des effets suffisamment importants et graves. [109-110] [139]

En l'espèce, le règlement municipal est une mesure législative provinciale d'application générale valide. Son caractère véritable s'attache à la réglementation de l'utilisation des sols et de l'aménagement des terrains situés dans les limites de la ville. L'application du règlement n'empiète pas sur la compétence législative exclusive du Parlement en matière de «propriété publique» parce que les terrains en question ne constituent pas une «propriété publique» au sens de l'article 91 paragraphe 1A de la Loi constitutionnelle de 1867 et qu'ils ne bénéficient donc pas de l'immunité réservée au domaine fédéral qui écarte l'application du règlement municipal. Puisque l'immunité au coeur de l'article 91 paragraphe 1A est fondée sur un intérêt propriétal, le critère pertinent pour déterminer si un terrain est une propriété publique au sens de cet article consiste à savoir si la preuve établit que l'État fédéral possède à l'égard de ce terrain un intérêt propriétal suffisant. Ainsi, lorsqu'une société d'État est propriétaire d'un terrain ou le détient à un titre autre que celui de mandataire de l'État, il faut un élément du droit de propriété de l'État fédéral afin que le terrain bénéficie de l'immunité constitutionnelle qui écarte l'application des lois et règlements provinciaux sur l'utilisation des sols. Compte tenu des faits de l'espèce, l'État n'a pas établi l'existence d'un intérêt propriétal suffisant sur les terrains pour justifier l'immunité réservée au domaine fédéral sur le fondement de l'article 91 paragraphe 1A. Le bien-fonds en question est décrit à l'annexe C des lettres patentes de l'APV, et il ressort nettement que le législateur a fait le choix exprès d'exclure les terrains visés à l'annexe C de la définition de terrains fédéraux et de terrains détenus par les mandataires de l'État au nom de l'État. En incluant les terrains en question dans l'annexe C, le Parlement a renoncé à tout intérêt propriétal sur ces terrains. L'APV détient les biens-fonds en son propre nom et non pour le bénéfice de l'État. [115] [119] [122-125]

Le règlement de la ville est constitutionnellement inapplicable en raison de l'exclusivité fédérale qui s'applique au contenu essentiel de la compétence sur la navigation et des bâtiments ou navires prévue à l'article 91 paragraphe 10 de la Loi constitutionnelle de 1867. Le contenu essentiel de la compétence prévue à l'article 91 paragraphe 10 englobe nécessairement le pouvoir de réglementer l'utilisation des sols et l'aménagement des terrains portuaires pour les activités nécessaires aux opérations portuaires. Cette réglementation établit le lien nécessaire avec la navigation et les bâtiments ou navires pour que l'immunité fédérale s'applique, et cette conclusion découle du fait qu'on inclut généralement dans la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires les ports et les havres et, plus précisément, du fait qu'on inclut les activités et les décisions des administrations portuaires concernant l'utilisation des sols et l'aménagement des terrains portuaires lorsqu'un lien suffisant est établi entre cette réglementation et la navigation et les bâtiments ou navires. La compétence prévue à l'article 91 paragraphe 10 doit inclure aussi les administrations portuaires assujetties à la réglementation fédérale comme l'APV, dont la création, le rôle et le mandat font indéniablement partie du contenu essentiel de la compétence législative du Parlement sur la navigation et les bâtiments ou navires, dans la mesure où l'exercice de leurs opérations et de leur rôle est nécessaire aux opérations portuaires. La décision d'appliquer ou non l'immunité fédérale ne devrait pas être fonction seulement de l'utilisation directe des parcelles de terrains portuaires en question pour des «activités portuaires» ou des activités simplement «nécessaires» aux opérations portuaires, et de la crainte que certaines utilisations entrant dans cette dernière catégorie puissent sembler dans une certaine mesure moins étroitement liées à la navigation ou aux bâtiments et navires. La réglementation de l'utilisation des sols et de l'aménagement de tous les terrains portuaires se trouve au coeur du contenu essentiel de l'article 91 paragraphe 10. Dans la mesure où ce pouvoir de réglementation est exercé conformément aux statuts constitutifs et au mandat de l'entreprise fédérale et qu'il a pour objet les terrains portuaires au regard des activités nécessaires aux opérations portuaires (à tout le moins) ou au regard des activités strictement portuaires, le statut précis d'une parcelle de terrain portuaire donnée et l'utilisation précise que l'on veut en faire ne devraient alors pas entrer en ligne de compte. Les utilisations spécifiques des sols ne sont pertinentes à l'analyse de l'immunité que dans la mesure où il pourrait s'en dégager un exercice illégitime du pouvoir fédéral essentiel de réglementer l'utilisation des sols sur les terrains portuaires. En l'espèce, aux termes de la Loi maritime du Canada, les terrains décrits à l'annexe C ont été désignés comme étant «nécessaires aux opérations portuaires», et la décision de l'APV d'approuver le projet Lafarge sur ces terrains correspondait à un exercice valide de son pouvoir de réglementation de l'utilisation des sols sur les terrains portuaires pour les activités nécessaires aux opérations portuaires. Même si certains des aspects du projet, considérés isolément, peuvent paraître n'avoir qu'un lien distant avec les activités ou opérations de navigation et de transport maritime, le projet reste «nécessaires» aux opérations portuaires, compte tenu de son but ultime qui est de contribuer à la compétitivité et à la viabilité commerciale du port. Étant donné que le règlement municipal touche certainement et considérablement la réglementation par l'APV de l'utilisation des sols et de l'aménagement des terrains portuaires pour les activités nécessaires aux opérations portuaires en imposant un régime de zonage et un processus d'autorisation à l'égard des projets d'aménagement envisagés sur ces terrains, ce règlement est inapplicable puisqu'il touche un élément essentiel de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires. [127] [130-131] [136] [138 [140]


Dernière modification : le 15 août 2022 à 16 h 38 min.