Résumé de l'affaire
Pourvois à l'encontre d'un arrêt de la Cour d'appel du Québec ayant infirmé un jugement de la Cour supérieure du Québec qui avait accueilli en partie la réclamation en dommages-intérêts des appelants Productions Nilem inc. et Robinson. Seul le pourvoi de ces derniers est accueilli en partie.
R. a passé des années à créer une série télévisée éducative pour enfants, Les aventures de Robinson Curiosité («Curiosité»). Pour ce faire, il s'est inspiré du roman Robinson Crusoé de Daniel Defoe, ainsi que de son propre vécu. Il a créé des personnages, dessiné des croquis détaillés, élaboré des story-boards, écrit des scénarios ainsi que des synopsis et conçu du matériel promotionnel pour son projet Curiosité.

De 1985 à 1987, R. et son entreprise, Les Productions Nilem inc. («Nilem»), ont entrepris plusieurs démarches dans le but de faire avancer le projet Curiosité. Ce faisant, R. a donné une copie de l'oeuvre Curiosité aux administrateurs et dirigeants de Corporation Cinar («Cinar»), W. et C. Pendant la même période, une présentation du projet Curiosité a été faite à I., un créateur français de séries télévisées pour enfants. Malgré les efforts de R. et de ses partenaires, le projet n'a pas attiré d'investisseurs et a stagné.

R. a mis son projet de côté, sans pour autant l'oublier. Le 8 septembre 1995, il a regardé à la télévision le premier épisode d'une nouvelle série pour enfants: Robinson Sucroë («Sucroë»). Il a constaté avec stupéfaction que Sucroë était, à ses yeux, manifestement une copie de Curiosité. R. a par la suite appris que plusieurs parties ayant eu accès au projet Curiosité, à savoir Cinar, W., C. et I., avaient aussi participé à la production de Sucroë.

R. et Nilem ont intenté une action pour violation du droit d'auteur contre Cinar, W., C. et I. de même que contre plusieurs coproducteurs et distributeurs de Sucroë.

Le juge de première instance a conclu que l'oeuvre Curiosité de R. était une oeuvre originale protégée par le droit d'auteur, que les créateurs de Sucroë avaient copié Curiosité et que les caractéristiques reprises dans Sucroë constituaient une partie importante de Curiosité. Il a jugé que Cinar, W., C., I., France Animation S.A., Ravensburger Film + TV GmbH et RTV Family Entertainment AG (désignés collectivement les «appelants Cinar») étaient responsables pour la violation du droit d'auteur. Il a également tenu D., le président-directeur général de France Animation à l'époque pertinente, personnellement responsable de la violation. Enfin, le juge de première instance a conclu que Cinar, W. et C. étaient responsables sur le plan extracontractuel, envers R. et Nilem, du manquement à leurs obligations de bonne foi et de loyauté.

Le juge de première instance a condamné les défendeurs à payer 5 224 293 $ solidairement à titre de dommages-intérêts et d'honoraires extrajudiciaires. De ce montant, 607 489 $ ont été octroyés à titre de dommages-intérêts compensatoires pour les pertes pécuniaires subies par R. par suite de la violation du droit d'auteur, 1 716 804 $ pour la restitution des profits générés par suite de la contrefaçon, 400 000 $ pour le préjudice psychologique subi par R., 1 000 000 $ à titre de dommages-intérêts punitifs et 1 500 000 $ à titre d'honoraires extrajudiciaires.

La Cour d'appel a en outre confirmé les conclusions du juge de première instance sur la violation du droit d'auteur. Elle a également confirmé ses conclusions sur la responsabilité personnelle à l'égard de la violation du droit d'auteur, sauf en ce qui concerne D., contre qui, à son avis, la preuve était insuffisante.

La Cour d'appel a confirmé l'octroi par le juge de première instance de dommages-intérêts compensatoires pour les pertes pécuniaires subies par R., sous réserve d'une correction mathématique mineure. Elle a rejeté l'ordonnance du juge de première instance selon laquelle W., C. et I. étaient tenus de restituer les profits parce que ce sont des sociétés qui les avaient réalisés, et elle a ordonné la restitution des profits en question sur une base conjointe plutôt que solidaire. La Cour d'appel a aussi exclu des sommes qui avaient été incluses à tort par le juge de première instance dans le calcul des profits, réduisant ainsi le montant des profits à restituer.

La Cour d'appel a conclu que le plafond fixé dans la trilogie Andrews (Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd. (C.S. Can., 1977-01-19), SOQUIJ AZ-78111098, [1978] 2 R.C.S. 229, Thornton c. Board of School Trustees of School District No. 57 (Prince George), (C.S. Can., 1977-01-19), SOQUIJ AZ-78111099, [1978] 2 R.C.S. 267, et Arnold c. Teno (C.S. Can., 1977-01-19), SOQUIJ AZ-78111100, [1978] 2 R.C.S. 287) s'appliquait à l'octroi de dommages-intérêts pour le préjudice psychologique subi et a réduit ces derniers à 121 350 $, ce qui représente 50 pour cent du plafond à la date de l'assignation.

En outre, la Cour d'appel a réduit les dommages-intérêts punitifs de 1 000 000 $ à 250 000 $ au motif que les dommages-intérêts punitifs au Québec doivent être octroyés avec modération. Elle a conclu que ces dommages-intérêts ne pouvaient être octroyés sur une base solidaire. Enfin, elle a condamné Cinar à verser 100 000 $ en dommages-intérêts punitifs, puis W., C. et I. à en verser 50 000 $ chacun. Elle a aussi confirmé la décision du juge de première instance d'accorder 1 500 000 $ en honoraires extrajudiciaires, mais a refusé d'en accorder pour l'appel.

Quatre appels ont été interjetés contre la décision de la Cour d'appel (dans les dossiers 34466, 34467, 34468 et 34469). Les appelants Cinar contestent la conclusion de responsabilité pour la violation du droit d'auteur (dans les dossiers 34466, 34467 et 34468). R. et Nilem interjettent appel de la décision de la Cour d'appel quant à la réduction des dommages-intérêts et la restitution des profits (dans le dossier 34469).
Décision
Mme la juge en chef McLachlin: La nécessité d'établir un juste équilibre entre, d'une part, la protection du talent et du jugement qu'ont exercé les auteurs dans l'expression de leurs idées et, d'autre part, le fait de laisser des idées et des éléments relever du domaine public afin que tous puissent s'en inspirer forme le contexte en fonction duquel il faut examiner les arguments des parties.

En l'espèce, le juge de première instance a conclu que les appelants Cinar avaient reproduit un certain nombre de caractéristiques de l'oeuvre Curiosité de R., et que, prises dans leur ensemble, les caractéristiques reproduites constituaient une partie importante de l'oeuvre de R. Les appelants Cinar prétendent qu'au lieu d'employer une démarche globale, le juge aurait dû adopter une démarche en trois étapes l'obligeant (1) à déterminer quels éléments de Curiosité sont «originaux», au sens de la Loi sur le droit d'auteur; (2) à exclure les caractéristiques de l'oeuvre de R. qui ne peuvent être protégées (comme les idées, les éléments qui relèvent du domaine public et les éléments génériques qui se retrouvent couramment dans les séries télévisées pour enfants); et (3) à comparer Sucroë avec ce qui serait resté de Curiosité après ce processus d'élimination puis à juger si une partie importante de cette dernière avait été reproduite.

En général, il importe de ne pas analyser l'importance des caractéristiques reproduites en les examinant chacune isolément. Si elle était retenue, l'approche proposée par les appelants Cinar risquerait de mener à la dissection de l'oeuvre de R. en ses éléments constitutifs. L'«abstraction» qui consisterait à réduire l'oeuvre de R. à l'essence même de ce qui la rend originale et l'exclusion des éléments non susceptibles d'être protégés dès le début de l'analyse aurait pour effet d'empêcher le juge d'effectuer une évaluation réellement globale. Cette approche mettrait indûment l'accent sur la question de savoir si chacune des parties de l'oeuvre de R., prise individuellement, est originale et protégée par la législation sur le droit d'auteur. Il faut plutôt examiner l'effet cumulatif des caractéristiques reproduites de l'oeuvre afin de décider si elles constituent une partie importante du talent et du jugement dont a fait preuve R. dans l'ensemble de son oeuvre. Le juge de première instance n'a donc pas commis d'erreur en omettant de suivre la démarche en trois étapes préconisée par les appelants Cinar.

De même, le juge de première instance n'a pas commis d'erreur en procédant à une évaluation qualitative et globale des similitudes entre les oeuvres en tenant compte des ressemblances et des différences pertinentes. Pour décider si une partie importante de l'oeuvre a été reproduite, il faut s'attacher à déterminer si les caractéristiques reprises constituent une partie importante de l'oeuvre du demandeur, et non de celle du défendeur. Le fait de modifier certaines caractéristiques reproduites ou de les intégrer dans une oeuvre qui est considérablement différente de celle du demandeur n'a pas nécessairement pour effet d'écarter la prétention selon laquelle une partie importante d'une oeuvre a été reproduite.

En fait, les appelants Cinar contestent essentiellement des conclusions mixtes de fait et de droit que le juge de première instance a tirées dans ses motifs. Ils invitent la Cour à procéder à une nouvelle évaluation des caractéristiques reproduites de Curiosité. Cependant, ils n'ont pas prouvé que les conclusions du juge de première instance relatives à l'importance de la partie reproduite de l'oeuvre sont entachées d'erreurs manifestes ou dominantes.

Les appelants Cinar soutiennent également que le juge de première instance a fondé la majeure partie de ses conclusions relatives à la reproduction d'une partie importante de l'oeuvre sur le témoignage inadmissible d'un expert. Pour que la preuve d'expert soit admise au procès, elle doit a) être pertinente; b) se révéler nécessaire pour aider le juge des faits; c) ne pas contrevenir à une règle d'exclusion; et d) être présentée par un expert suffisamment qualifié. Ces critères s'appliquent tant aux procès pour violation du droit d'auteur qu'aux autres affaires de propriété intellectuelle.

Les appelants Cinar soutiennent que, en l'espèce, il n'a pas été satisfait au deuxième critère — la nécessité de la preuve. Selon eux, la preuve d'expert n'était pas nécessaire pour aider la cour parce que la question de savoir si une partie importante d'une oeuvre a été reproduite doit être évaluée du point de vue du profane faisant partie de l'auditoire visé par les oeuvres en question.

Il est utile de connaître le point de vue du profane faisant partie de l'auditoire visé par les oeuvres en question. La connaissance de ce point de vue présente un avantage, soit que l'analyse des similitudes demeure concrète et fondée sur les oeuvres elles-mêmes plutôt que sur des théories ésotériques à propos des oeuvres. Cependant, la question reste celle de savoir si une partie importante de l'oeuvre du demandeur a été reproduite et il faut répondre à cette question du point de vue d'une personne dont le jugement et les connaissances lui permettent d'évaluer et d'apprécier pleinement tous les aspects pertinents — apparents ou latents — des oeuvres en question. Dans certains cas, il peut être nécessaire de ne pas s'en tenir au point de vue d'un profane faisant partie de l'auditoire visé par l'oeuvre et de demander à un expert d'éclairer le juge de première instance de manière à ce que celui-ci soit en mesure de poser sur les oeuvres le regard d'une personne raisonnablement versée dans l'art ou la technologie en cause. En l'espèce, il a été satisfait au critère de nécessité du test applicable pour juger de l'admissibilité d'un témoignage d'expert.

En ce qui concerne les dommages-intérêts, R. et Nilem demandent notamment le rétablissement de la restitution des profits ordonnée par le juge de première instance. Relativement aux profits provenant de la trame sonore de Sucroë, ils prétendent qu'il existe un lien de causalité entre la contrefaçon et ces profits, et que le juge de première instance a donc inclus ceux-ci à bon droit dans la restitution accordée. La répartition des profits entre les composantes d'une oeuvre qui violent le droit d'auteur et celles qui ne le violent pas est essentiellement une décision factuelle qui relève du pouvoir discrétionnaire du tribunal. La cour d'appel ne peut modifier les conclusions du juge de première instance sur la répartition des profits que si ce dernier a commis une erreur de droit ou une erreur de fait manifeste et dominante. Le juge de première instance n'a pas commis une erreur susceptible de révision en concluant qu'il était inopportun de répartir les profits attribuables à la trame sonore en considérant celle-ci comme une composante de l'oeuvre ne violant pas le droit d'auteur. La Cour d'appel a donc commis une erreur en modifiant la conclusion du juge de première instance à cet égard.

Quant au fait que le juge de première instance a qualifié de revenu la somme versée par Ravensburger Film + TV GmbH à France Animation S.A., la Cour d'appel a eu raison d'affirmer qu'il s'agit là d'une erreur manifeste et dominante et que cette somme devrait être soustraite des revenus pris en considération dans le calcul des profits générés par Sucroë. Toutefois, le juge de première instance n'a pas commis d'erreur en qualifiant de revenu la somme due par Cinar à une société de personnes nommée Jaffa Road, et il n'y a pas lieu de soustraire cette somme à titre de dépense du calcul des profits provenant de Sucroë.

S'agissant de la responsabilité relativement à la restitution des profits sous le régime de la Loi sur le droit d'auteur, la Cour d'appel a conclu à bon droit que le juge de première instance avait commis une erreur en condamnant tous les contrefacteurs à restituer solidairement les profits. L'article 35 de la Loi sur le droit d'auteur offre deux remèdes pour la violation du droit d'auteur: des dommages-intérêts pour les pertes subies par le demandeur et la restitution des profits réalisés par le défendeur. La raison d'être de cette restitution n'est pas d'indemniser le demandeur et elle n'est pas assujettie aux principes qui régissent les dommages-intérêts généraux octroyés en vertu du droit québécois de la responsabilité extracontractuelle, qui visent un but compensatoire. La restitution des profits prévue à l'article 35 de la Loi sur le droit d'auteur se limite à ce qui est nécessaire pour empêcher chaque défendeur de conserver des gains illicites. On ne saurait donc tenir un défendeur responsable des gains des codéfendeurs en lui imposant l'obligation de restituer solidairement les profits. Pour les mêmes raisons, W., C. et I. ne sont pas personnellement dans l'obligation de restituer les profits. En outre, il y a lieu de maintenir la répartition fixée par la Cour d'appel quant à la restitution des profits.

En ce qui concerne les dommages-intérêts non pécuniaires, et plus particulièrement la question de savoir s'il convient d'appliquer le plafond fixé dans la trilogie Andrews en l'espèce, il est conclu qu'il n'y a pas lieu d'étendre l'application de ce plafond au-delà des dommages-intérêts non pécuniaires découlant d'un préjudice corporel. De plus, on ne peut pas dire que le préjudice non pécuniaire subi par R. découle d'un préjudice corporel au sens de l'article 1607 du Code civil du Québec (C.C.Q.). Il convient davantage de qualifier les souffrances psychologiques subies par R. de préjudice non pécuniaire découlant d'un préjudice matériel. De fait, la violation du droit d'auteur constituait une violation des droits de propriété de R. C'est la violation initiale, plutôt que les conséquences de cette violation, qui sert de fondement pour décider du type de préjudice subi. La Cour d'appel a donc commis une erreur en appliquant le plafond fixé dans la trilogie Andrews en l'espèce.

Lorsqu'il s'agit de déterminer le montant des dommages-intérêts à accorder pour le préjudice subi en l'espèce, le juge de première instance a eu raison d'affirmer que le préjudice non pécuniaire de R. est semblable à celui invoqué par une victime de diffamation. Le juge de première instance a eu l'occasion d'observer R. en salle d'audience sur une longue période et il était bien placé pour procéder à une évaluation personnalisée de son préjudice non pécuniaire. Il n'a commis aucune erreur manifeste et dominante dans son évaluation des dommages-intérêts non pécuniaires.

En ce qui concerne les dommages-intérêts punitifs, ils ne peuvent être attribués sur une base solidaire. La Cour a reconnu l'autonomie du régime de dommages-intérêts punitifs de la Charte des droits et libertés de la personne par rapport au régime de responsabilité civile extracontractuelle établi dans le Code civil du Québec. L'article 1526 C.C.Q. s'applique à la faute extracontractuelle qui entraîne un préjudice et ne peut servir de fondement à la solidarité des dommages-intérêts punitifs attribués en vertu de la charte. De plus, l'attribution des dommages-intérêts sur une base solidaire serait incompatible avec les principes énoncés à l'article 1621 C.C.Q., qui impose expressément la prise en compte des objectifs des dommages-intérêts punitifs — la prévention, la dissuasion (particulière et générale) et la dénonciation des actes qui sont particulièrement répréhensibles dans l'opinion de la justice. Les objectifs des dommages-intérêts punitifs et les facteurs pertinents pour les apprécier donnent à penser que ces dommages-intérêts doivent être adaptés à chaque défendeur condamné à les payer, ce qui milite contre leur attribution sur une base solidaire.

Par ailleurs, la Cour d'appel a eu raison de réévaluer le montant des dommages-intérêts punitifs, mais elle n'a pas accordé suffisamment d'importance à la gravité du comportement en l'espèce. En effet, Cinar, W., C. et I. ont constamment nié avoir eu accès à l'oeuvre de R. et décrié avec mépris les allégations de R. selon lesquelles ils avaient reproduit son oeuvre. Les conséquences de ce comportement pour R. sont tout aussi graves. Ce dernier a non seulement été privé d'une source de revenus, mais aussi de son sentiment de paternité et de contrôle sur un projet auquel il attribuait une valeur presque indicible. Cela dit, les dommages-intérêts punitifs doivent être accordés avec retenue. L'article 1621 C.C.Q. prévoit expressément que les dommages-intérêts punitifs «ne peuvent excéder, en valeur, ce qui est suffisant pour assurer leur fonction préventive». Le montant de 500 000 $ atteint un juste équilibre entre, d'une part, le principe de modération qui régit ces dommages-intérêts et, d'autre part, la nécessité de décourager un comportement de cette gravité. La Cour d'appel a condamné Cinar à payer les deux cinquièmes des dommages-intérêts punitifs, et W., C. et I., à en payer un cinquième chacun, ce qui représente une répartition raisonnable dans les circonstances.


Dernière modification : le 12 août 2022 à 13 h 40 min.