Résumé de l'affaire

Pourvois à l'encontre d'un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique ayant confirmé le jugement de la Cour suprême de la Colombie-Britannique qui avait accordé une exemption constitutionnelle à une clinique d'injection de drogue supervisée quant à l'application des articles 4 (1) et 5 (1) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances. Rejetés.
Au début des années 90, la consommation de drogues injectables a atteint un point critique dans le quartier Downtown Eastside («DTES») de Vancouver. Une épidémie de VIH/sida et d'hépatite C a suivi peu après et un état d'urgence en santé publique a été déclaré en septembre 1997. Les organismes de santé ont reconnu la nécessité de trouver des solutions novatrices pour répondre aux besoins de la population du quartier DTES, une population marginalisée souffrant de problèmes complexes de santé mentale, physique et émotionnelle. Après plusieurs années de recherche, de planification et de collaboration intergouvernementale, les autorités ont proposé un programme de soins aux toxicomanes qui les aiderait à chaque étape du traitement de leur maladie, et non simplement à l'étape ultime où ils renoncent définitivement aux drogues. Ces propositions incluaient des installations de consommation supervisée qui, bien que controversées en Amérique du Nord, se sont avérées utiles dans le traitement des problèmes de santé liés à la consommation de drogues injectables en Europe et en Australie.

Un centre d'injection supervisée ne pouvait fonctionner sans obtenir une exemption le soustrayant aux interdictions de possession et de trafic de substances désignées en vertu de l'article 56 de la loi, qui confère au ministre de la Santé le pouvoir discrétionnaire d'accorder une exemption pour des raisons scientifiques ou médicales. Insite a obtenu une exemption conditionnelle en septembre 2003 et a ouvert ses portes quelques jours plus tard. Ce premier centre d'injection supervisée approuvé par un gouvernement en Amérique du Nord fonctionne depuis de façon continue. Il s'agit d'un établissement de santé soumis à des règles strictes, dont le personnel est assujetti à des politiques et procédures rigoureuses. Il ne fournit aucune drogue à ses clients, qui sont tenus de s'inscrire et de signer une renonciation et sont suivis de près pendant et après l'injection. Il renseigne ses clients sur les soins de santé, leur offre du counseling et les oriente vers différents services ou vers un centre de désintoxication sur demande situé sur les lieux. Cette expérience a réussi. Insite a sauvé des vies et a eu un effet bénéfique sur la santé, sans provoquer une hausse des méfaits liés à la consommation de drogues et de la criminalité dans les environs. Il reçoit l'appui de la police de Vancouver, ainsi que des gouvernements municipal et provincial.

En 2008, une nouvelle exemption a été demandée officiellement avant l'expiration de l'exemption initiale. Le ministre avait accordé deux prolongations temporaires de l'exemption en 2006 et 2007, mais il a indiqué qu'il avait décidé de rejeter la demande. Lorsque l'expiration de ces prolongations est devenue imminente, l'action à l'origine du pourvoi a été intentée en vue de sauver Insite.

Le juge de première instance a conclu que l'application des articles 4 (1) et 5 (1) de la loi portait atteinte aux droits des plaignants protégés par l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. Il a accordé à Insite une exemption constitutionnelle le soustrayant à l'application des lois fédérales antidrogue pour lui permettre de poursuivre ses activités. La Cour d'appel a rejeté l'appel et statué que la doctrine de l'exclusivité des compétences trouvait application.

Décision

Mme la juge en chef McLachlin: Les interdictions criminelles de possession et de trafic établies par la loi sont valides sur le plan constitutionnel et, du point de vue du partage des compétences, elles sont applicables à Insite. Premièrement, compte tenu de leur caractère véritable, les dispositions contestées de la loi constituent un exercice valide de la compétence fédérale en matière criminelle. Le fait qu'elles ont pour effet accessoire de réglementer des établissements de santé provinciaux n'en emporte pas l'inconstitutionnalité. Deuxièmement, les programmes provinciaux conçus dans l'intérêt public ne sont pas, de ce fait, soustraits à l'application d'une loi en matière criminelle, à moins que celle-ci ne contienne expressément ou implicitement pareille limite. La loi n'en contient pas. Troisièmement, la doctrine de l'exclusivité des compétences ne trouve pas application. Les décisions relatives aux traitements offerts par des établissements de santé provinciaux ne font pas partie du contenu essentiel protégé du pouvoir conféré aux provinces en matière de santé et ne sont donc pas à l'abri d'une ingérence fédérale. De plus, la doctrine de l'exclusivité des compétences a une portée limitée, et le principe des compartiments étanches fixes sur lequel elle repose va à contre-courant de l'évolution de l'interprétation constitutionnelle canadienne, qui tend vers les notions plus souples du double aspect et du fédéralisme coopératif. L'appliquer en l'espèce perturberait les compétences bien établies et créerait de l'incertitude quant aux nouvelles. Enfin, comme il est admis que, sans immunité constitutionnelle, les activités d'Insite sont assujetties à la loi fédérale et celle-ci a préséance sur la législation et les politiques provinciales incompatibles, il n'est pas nécessaire de déterminer si la doctrine de la prépondérance s'applique.

Le rejet de l'argumentation des demandeurs fondée sur le partage des compétences ne compromet pas l'issue de leur allégation que la loi porte atteinte à leurs droits garantis par l'article 7 de la charte. Il n'y a aucune contradiction entre affirmer qu'une loi fédérale a été validement adoptée en vertu de l'article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 et prétendre que cette même loi, par son objet ou ses effets, prive des personnes de leurs droits garantis par la charte.

Bien que l'article 4 (1) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances mette en jeu les droits que l'article 7 de la charte garantit aux demandeurs et aux autres personnes qui se trouvent dans la même situation, il est conforme aux principes de justice fondamentale, parce que le ministre a le pouvoir d'accorder des exemptions de l'application de l'article 4 (1). L'article 4 (1) met directement en jeu le droit à la liberté des professionnels de la santé qui offrent les services de supervision aux clients d'Insite compte tenu des peines d'emprisonnement prévues aux paragraphes 3 à 6 de l'article 4 de la loi. L'article 4 (1) met également directement en jeu les droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne des clients d'Insite. Pour pouvoir bénéficier des services offerts par Insite, qui protègent leur vie et leur santé, les clients doivent être autorisés à posséder des drogues sur place. Interdire la possession en général met en jeu les droits à la liberté des toxicomanes; leur interdire la possession de drogues dans l'enceinte d'Insite met en jeu leurs droits à la vie et à la sécurité de leur personne. Néanmoins, comme l'article 56 confère au ministre un vaste pouvoir discrétionnaire d'accorder des exemptions de l'application de la loi «s'il estime que des raisons médicales, scientifiques ou d'intérêt public le justifient», l'article 4 (1) ne contrevient pas à l'article 7 de la charte. La possibilité d'accorder des exemptions sert de soupape empêchant l'application de la loi dans les cas où son application serait arbitraire, ses effets exagérément disproportionnés ou sa portée excessive

Compte tenu des faits, l'interdiction de trafic établie à l'article 5 (1) de la loi ne restreint pas les droits à la vie et à la sécurité de la personne des demandeurs protégés par l'article 7 de la charte, parce qu'aucune accusation de trafic ne pourrait être portée contre le personnel d'Insite qui se livre aux activités du centre.

La discrétion laissée au ministre de la Santé n'est pas absolue: comme c'est toujours le cas de l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire, les décisions du ministre doivent respecter la charte. Si la décision du ministre occasionne une application de la loi qui restreint les droits garantis par l'article 7 d'une manière qui contrevient à la charte, l'exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre est inconstitutionnel. Dans les circonstances particulières de l'espèce, la Cour doit déterminer si la décision du ministre a porté atteinte aux droits des demandeurs protégés par la charte. La Cour est dûment saisie de cette question et la justice commande qu'elle l'examine.

Rien ne permet de conclure que l'atteinte aux droits des demandeurs résulte d'un choix personnel et non de la conduite de l'État. La capacité de faire certains choix ne réfute pas les conclusions du juge de première instance selon lesquelles la dépendance est une maladie caractérisée principalement par le manque de contrôle de la personne qui en souffre sur la consommation de la substance dont elle est dépendante. De plus, la moralité de l'activité réglementée n'est pas pertinente au stade initial qui consiste à déterminer si la loi met en jeu un droit garanti par l'article 7 de la charte. Enfin, la question de la consommation de drogues illégales et de la dépendance à celles-ci est une question complexe qui suscite diverses réactions sur les plans social, politique, scientifique et moral. Bien que ce soit aux gouvernements compétents, et non à la Cour, qu'il revient d'élaborer des politiques en matière criminelle et en matière de santé, lorsqu'une politique se traduit par une mesure législative ou un acte de l'État, cette mesure législative ou cet acte peut faire l'objet d'un examen fondé sur la charte. Il ne s'agit pas de savoir lesquels des programmes de réduction des méfaits ou de ceux fondés sur l'abstinence constituent le meilleur moyen de résoudre le problème de la consommation de drogues illégales, mais de savoir si le Canada a restreint les droits des demandeurs d'une manière qui contrevient à la charte.

Le refus du ministre d'accorder à Insite l'exemption prévue à l'article 56 de la loi mettait en jeu les droits garantis aux demandeurs par l'article 7 de la charte et ne respectait pas les principes de justice fondamentale. Le ministre de la Santé doit être tenu pour avoir rendu une décision quant à l'octroi d'une exemption, car il a examiné la demande qui lui a été présentée et il a décidé de ne pas l'accorder. N'eût été l'ordonnance intérimaire du juge de première instance, la décision du ministre aurait eu pour effet d'empêcher les consommateurs de drogues injectables d'avoir accès aux services de santé offerts par Insite, ce qui aurait mis leur santé, et en fait leur vie en danger. Elle met donc en jeu et restreint leurs droits garantis par l'article 7. Compte tenu des renseignements dont disposait le ministre, cette restriction de leurs droits n'est pas conforme aux principes de justice fondamentale. Elle est arbitraire; quel que soit le critère utilisé pour l'apprécier, car elle va à l'encontre des objectifs mêmes de la loi, soit la protection de la santé et de la sécurité publiques. Elle est aussi exagérément disproportionnée: au cours de ses huit années d'activités, il est démontré qu'Insite a sauvé des vies, sans avoir aucune incidence négative observable sur les objectifs du Canada en matière de sécurité et de santé publiques. Le fait de priver la population qu'Insite dessert des services qu'il offre et l'augmentation corrélative du risque de décès et de maladie pour les consommateurs de drogues injectables sont exagérément disproportionnés par rapport aux avantages que le Canada pourrait tirer d'une position uniforme sur la possession de stupéfiants.

S'il était nécessaire de procéder à l'analyse exigée par l'article premier de la charte, une question qui n'a pas été plaidée, aucune justification ne pourrait être démontrée. Les objets de la loi sont la protection et la promotion de la santé et de la sécurité publiques. Le refus du ministre d'accorder l'exemption n'a aucun lien avec ces objectifs, de sorte qu'ils ne peuvent justifier la restriction des droits des demandeurs protégés par l'article 7.

Étant donné que la violation subsiste toujours et qu'il est question d'une décision de l'État, l'article 24 paragraphe 1 de la charte permet au tribunal de concevoir une réparation convenable. Dans les circonstances particulières de l'espèce, une ordonnance de la nature d'un mandamus est justifiée. Il est ordonné au ministre d'accorder sur-le-champ à Insite l'exemption prévue à l'article 56 de la loi. Une réparation qui consisterait à déclarer que le ministre a commis une erreur en refusant l'exemption serait inadéquate, compte tenu de la gravité de la violation et des graves conséquences pouvant découler de l'expiration de l'exemption constitutionnelle dont Insite bénéficie actuellement, et une exemption constitutionnelle permanente n'est pas non plus convenable, pour plusieurs raisons.

Lorsqu'il examinera les demandes d'exemption futures, le ministre devra exercer sa discrétion conformément aux limites imposées par la loi et par la charte, en tentant d'établir un juste équilibre entre les objectifs de santé et de sécurité publiques. Suivant la charte, le ministre doit se demander si le refus d'une exemption porterait atteinte aux droits à la vie et à la sécurité des personnes autrement qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale. Dans les cas où, comme en l'espèce, l'existence d'un site d'injection supervisée diminuera le risque de décès et de maladie et où il n'existe guère, sinon aucune preuve qu'elle aura une incidence négative sur la sécurité publique, le ministre devrait en règle générale accorder une exemption.

Le dossier ne contient pas les éléments voulus pour étayer le pourvoi incident de VANDU, qui conteste l'application de l'interdiction de possession à tous les toxicomanes.


Dernière modification : le 16 août 2022 à 12 h 41 min.